Les arts numériques d'Afrique

Donner corps à des formes de savoir et d’être

Notre auteur Enos Nyamor se penche sur les arts numériques en Afrique et leur potentiel de connexion avec le passé et d'invention pour l'avenir.

François Knoetze: Core Dump, Dakar featuring Bamba Diangne, Film still: Anton Scholtz, 2018 © Courtesy François Knoetze , Film still: Anton Stoltz

François Knoetze: Core Dump, Dakar featuring Bamba Diangne, Film still: Anton Scholtz, 2018 © Courtesy François Knoetze , Film still: Anton Stoltz

By Enos Nyamor

Cela fait maintenant plus d’un an que le blockbuster hollywoodien Black Panther de Ryan Coogler est sorti, début 2018, et les effets de son charme perdurent. Nombre des conversations sur la réinvention de la conscience africaine commencent et se terminent par la mention du royaume fictif du Wakanda, éveillant des réflexions sur l’afro-renaissance. Mais dans le même temps, c’est un concept qui frôle l’incongruité. Le réalisme magique d’une société africaine avancée et mythologique, à l’abri des regards du monde civilisé, qui fusionne technologie et rituels, est par nature expérimental.

La nouveauté de cette rencontre, le fantasme d’un monde technologiquement sophistiqué empreint de forces non humaines, alimente le concept universel des arts numériques d’Afrique. Et l’évocation de cette forme d’expression doit être placée dans le même souffle que les notions tout aussi séduisantes d’afro-futurisme et, dernièrement, d’afro-métropole.

Olalekan Jeyifous: Mad Horse City, Film still, 2018© Courtesy Olalekan Jeyifous

Lorsque le ZKM (Karlsruhe), en collaboration avec le Ker Thiosanne de Dakar et le Fak’ugesi African Digital Innovation Festival de Johannesburg, a organisé en 2018 et début 2019 une série d’expositions d’art numérique, sous le titre générique Digital Imaginaries, il était évident que la prémisse était construite sur l’hypothèse que le continent africain est le dernier arrivé dans la sphère numérique mondiale. Si cette idée représente un sentiment d’altruisme, elle suggère que l’Afrique – qui regroupe ici une collection de l’ensemble des nationalités du continent – n’a pas encore franchi toutes les étapes de l’industrialisation. Il s’agit donc d’un saut radical depuis les âges obscurs vers la quatrième révolution industrielle, sans doute.

Même dans ce cas, ce trait d’union entre les arts numériques et l’Afrique est problématique. Pourquoi, par exemple, n’y a-t-il pas de catégories spéciales pour les arts numériques d’Asie, d’Europe ou des Amériques ? Dans son essai « Intense Proximity: Concerning the Disappearance of Distance », paru dans le corpus de documentation de la Triennale 2012, Okwui Enwezor observe que notre monde est de plus en plus interconnecté et défini par une convergence qui génère de nouvelles relations de proximité. En tout cas, la sphère numérique ne connaît pas de frontières et met en perspective la multiplication des structures sociales dans les centres urbains des quatre coins du monde.

Il existe de nombreuses approches des arts numériques en Afrique, mais la tendance la plus dominante est de réfléchir à l’impact écologique des composants obsolètes. L’Afrique est devenue un dépotoir de gadgets et de machines technologiques usagées et défectueuses. Pour la sixième édition du festival Afropixel, qui s’est tenue de février à mai 2018 à Dakar, au Sénégal, le thème central portait sur l’exploitation de vieux gadgets et leur reconversion comme outil d’affirmation de la puissance d’agir locale. Bien que la création de valeur à partir d’objets trouvés soit louable, elle témoigne également du défi que représentent les arts numériques en Afrique. Le surcyclage est, en soi, tributaire d’articles manufacturés et mis au rebut, sans proposition d’une nouvelle manière de produire des composants originaux. Une fois de plus, cette dynamique plonge les arts numériques africains dans le cycle de la dépendance, plutôt que dans celui de l’innovation.

Maurice Mbikayi: Mask of Heterotopia 1, 2018. Courtesy Maurice Mbikayi und Officine dell’immagine

À mesure que le fossé entre la forme et le contenu se creuse, et au vu de la disjonction évidente entre les publics et les productions, les arts numériques d’Afrique risquent d’être, eux aussi, projetés dans la liminalité. L’art vidéo, y compris la réalité virtuelle, est devenu un pilier des arts numériques africains et ne fait que domestiquer la capacité des plateformes numériques à nourrir les imaginations et les expressions. Il existe également une tendance manifeste des arts numériques in situ en provenance d’Afrique, mais les transférer de leurs espaces d’origine vers de nouveaux lieux en déforme souvent le sens. Par exemple, une sélection d’œuvres issues de workshops organisés à Dakar a été exposée au ZKM de Karlsruhe. Ces œuvres, principalement composées de gadgets trouvés et surcyclés, étaient susceptibles de perdre toute pertinence dans un tel contexte, où elles deviennent simplement des sculptures fabriquées à partir d’éléments mis au rebut, et non nécessairement les extensions d’imaginaires.

Mais c’est la notion d’afro-futurisme qui se trouve souvent au cœur de l’art numérique africain. La multiplication soudaine des visions d’une dimension post-humaine de l’Afrique est révélatrice. Pourtant, ces sensibilités à l’humanisme numérique sont souvent façonnées en fonction ou en écho aux fantasmes des pays du Nord. Si l’afro-futurisme existe, l’euro-futurisme doit également être défini. Certains artistes, à travers leur travail, ont critiqué le flou laissé par le concept d’afro-futurisme. Dans l’installation vidéo We Need Prayers: This One Went to the Market (2018), le Nest Collective, basé à Nairobi, fustige de manière satirique l’afro-futurisme, largement orienté vers le marché, façonné pour un public occidental et disjoint des réalités des personnes africaines sur le continent et dans la diaspora.

The Nest Collective: We Need Prayers: This One Went To Market, 2018© Courtesy The Nest Arts Company

Peut-être avons-nous besoin d’une nouvelle métaphore africaine des arts numériques. Il est possible que la convergence des connaissances vernaculaires et traditionnelles contribue à repenser la technologie. En effet, les représentations sur les connaissances techniques vernaculaires et les traditions codées faisaient partie de « Premonitions », la deuxième phase du festival Digital Imaginaries qui s’est tenu au Wits Art Museum de Johannesburg en 2018. Au-delà des approches de la viabilité écologique et de la fonctionnalité informatique, il y a la préséance des autres humains et non humains. Les collaborations entre artistes, responsables de la culture et scientifiques ont permis de développer des algorithmes pour les pratiques traditionnelles. Dans le cadre d’un nouveau projet artistique, Russel Hlongwane, Alex Coelho, Tegan Bristow et João Roxo ont réfléchi à la manière d’intégrer les connaissances vernaculaires dans les pratiques numériques contemporaines. L’un des résultats a été l’utilisation d’un logiciel qui permet de convertir les motifs perlés en codes. De plus, en puisant dans les données du South African Human Genome Program, Joni Brenner et les Marigold Beads, une coopérative zimbabwéenne de fabrication de perles, ont interprété et représenté les données génétiques de la population sous forme de collier.

Si les récits autour de l’art numérique africain échappent difficilement aux pièges de la classification, ainsi qu’au désir de correspondre aux idéaux occidentaux, réduire l’Afrique à un nouvel arrivant est régressif. Les personnes d’ascendance africaine ont participé activement au processus de développement des technologies numériques, mais leurs efforts ont sans doute été anéantis par la violence institutionnelle. Aujourd’hui, avec la présence de motifs perlés codés, de fréquences de communication avec des organismes non humains et de connexions avec des pratiques anciennes, les nouveaux médias peuvent incarner des formes inédites de conscience et d’expression de l’« altérité » qui définissent l’art numérique africain.

 

Enos Nyamor est un journaliste culturel qui vit à Nairobi. Il a participé au Critical Writing Workshop de C& qui s’est tenu à Nairobi en décembre 2016 et a été rendu possible grâce au soutien de la Ford Foundation.

 

Traduit par Gauthier Lesturgie.

 

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