Lynette Yiadom-Boakye

À qui appartient ce monde ?

Lynette Yiadom-Boakye's work has brought success and attention in recent years from contemporary art's most influential critics and institutions, but her paintings guard a kind of uncertainty which troubles close attention.

À qui appartient ce monde ?

Lynette Yiadom-Boakye, Detail of ‘Songs In The Head’ (2012), oil on canvas, 180 cm x 200 cm. Courtesy: Corvi-Mora, London and Jack Shainman Gallery, New York

By Orlando Reade

Je suis dans un bus de nuit qui traverse la ville universitaire dans laquelle je réside, et alors que nous sortons de la brume semi-hivernale qui s’est abattue juste après minuit, une conversation s’engage avec le seul autre passager.

Nous feuilletons des livres de poésie soufie que j’ai empruntés à la bibliothèque et il commence à me raconter son enfance en Iran, son éducation islamique et comment il a perdu sa foi lorsqu’il a commencé à étudier la physique théorique. Il ne se considère pas comme un musulman pratiquant, mais prie encore régulièrement un Dieu et a commencé la méditation. Après une séance de méditation intense (une technique indienne dont je ne saisis pas le nom), il a fait l’expérience de ce que l’on appelle –  et là son visage surgit à travers l’allée du bus, tout près du mien, ses sourcils relevés en signe de sincérité –  une projection astrale  : son esprit s’est libéré de son corps, ne l’a pas totalement quitté, mais est resté, tel un ballon frottant le plafond, « not far, but far ». Depuis, il n’est plus sûr que la physique, la science des corps, offre une réponse à tout.

Il existe une histoire de l’incertitude –  théorisée en mathématiques par Werner Heisenberg, éparpillée sous forme de mots par Stéphane Mallarmé et les poètes du vers libre, prolongée dans les indéterminations de l’abstraction moderniste et reprise dans l’art du portrait par Francis Bacon  – dont la puissance et la portée sont nouvellement réalisées dans l’œuvre de Lynette Yiadom-Boakye  : dans ses tableaux, l’incertitude prend l’apparence d’une dialectique d’ombre et de lumière. L’artiste, née de parents anglo-ghanéens en  1977, a produit un corpus d’œuvres plus intéressant –  du point de vue de cet observateur tout au moins  – que tout autre peintre de sa génération. Elle a gagné divers prix généreusement dotés, bénéficie d’expositions très en vue à New York, Londres et au Cap, et ses peintures se vendent désormais plusieurs milliers de livres. Ce succès est incontestable du point de vue de la logique de l’art contemporain, mais ses tableaux conservent une part d’incertitude qui trouble notre attention, interdit des conclusions hâtives sur leur signification et peut se révéler critique vis-à-vis de la puissance déroutante de son œuvre. Considérons la peinture Oyster. Le sujet de ce tableau est un corps présenté à son observateur tel un assemblage de zones sombres cernées par les coups de pinceau révélant une robe de chambre blanchâtre. Le corps est délinéé à gros traits sur les fonds du mur et du sol blanc cassé, un pastiche presque brut des doux arrière-plans de Velázquez ou Manet. Le corps, juché sur le bord d’un luxueux fauteuil rouge dans une robe de chambre et d’élégantes chaussures plates, évoque une célébrité dans sa loge, tolérant de se laisser faire le portrait, une main patiemment placée sur l’autre. Toutefois, le visage présente un enthousiasme qui trahit le corps. Les épaisses ombres noires que projette le buste du corps sur le mur arrière suggèrent les effets d’un flash de photographie. Mais l’accent que met habituellement la photographie sur les caractéristiques corporelles du sujet et le désintérêt pour le reste du monde sont ici absents  ; les coups de pinceau utilisés pour représenter ce corps n’offrent pas les attentions narcissiques que la photographie promet.  L’indétermination de ces peintures offre un miroir satirique du racismedes appareils photo.

Dans cette peinture, l’interaction de la lumière et de l’ombre suscite une incertitude chez l’observateur, inhérente à la puissance de ces tableaux. Là où l’observateur d’une peinture à l’huile de même dimension exposée dans une galerie d’art nationale s’attendrait à identifier les signifiants qui déterminent l’apparence –  les éléments sociologiques tels le genre, la sexualité, la classe, le nom, l’inclination  – les portraits de Yiadom-Boakye n’offrent qu’incertitude. Qui est –  ou qu’est-ce que  – cette Oyster ? Un observateur limité penserait peut-être aux «  oyster cards  » du confortable et onéreux système de transport londonien; ou encore entendrait-on Zora Neale Hurston« sharpening her oyster knife  » (affûtant son couteau à huitre); pour ma part, je reste dans l’incertitude, ne sachant à qui appartient ce monde. Si c’est un nom, «  Oyster  » ne confirme aucunement le genre du sujet, mais les connotations aphrodisiaques de l’huitre, la magie bienveillante du référent de sa silhouette, sont autant de signaux de l’érotisme de cette incertitude. Il est incertain que ce corps soit masculin ou féminin. Cette indétermination est centrale dans le questionnement radical de la thématique de l’identité dans l’art. Le dernier poème d’Ibn al-’Arabi dans Bulaq Diwan, I saw males in females (J’ai vu des hommes dans les femmes), alterne les constructions masculines et féminines afin de produire un espace où la révélation de la vérité est une nouvelle sorte de confusion. Les « questions indéterminées » posées par la poésie ou la peinture offrent une résistance exemplaire aux grammaires –  visuelles et linguistiques  – de l’empire qui détermine les identités. Dans Oyster, le corps représenté est peint pour l’observateur alors que, simultanément, l’observateur est attiré par lui  ; cette figure de style rappelant le chiasme représente le monde de l’incertitude. Si l’on inverse la perspective  : à quel monde appartient le corps de cet «  oyster  »? Les titres de Yiadom-Boakye revêtent souvent une dimension poétique qui ne correspond pas totalement aux données visuelles du tableau, créant une non-rencontre de significations entre le titre et la peinture, une dissonance sémantique entre le nom et l’image qui décrit un corps dont l’identité est indéterminée. Ayant à l’esprit les mots de Gertrude Stein, et Rose Neither Poetry dans notre ligne de mire, l’artiste répond «  une peinture est une peinture est une peinture est une peinture  ».

Le titre Songs in the Head, par exemple, invite à l’attribution d’une signification tout en y résistant. Dans la peinture, deux hommes –  l’un souriant légèrement, l’autre manifestement sûr de lui  – se font face et trinquent avec leurs flûtes à champagne. Les lourds costumes des deux hommes, leur inclination lors de cette rencontre (en admettant la justesse de nos suppositions), leurs poses, suggèrent un échange de congratulations.

À travers le prisme douteux des médias britanniques, l’image d’hommes en costume faisant la fête au champagne évoque, pour cet observateur tout au moins, la narration d’une orgie. Ces hommes sont-ils des politiciens corrompus dont les médias s’obstinent à faire les archétypes d’une réalité exclusivement africaine? Dans l’autobiographiede Tony Blair, ce manipulateur expert des mass media fait une remarque sur la naïveté de ses collègues à se faire prendre le portrait au travail avec une bouteille de vin. Après la croisade du New Labour pour faire accéder «  tout le monde  » à la middle class en Grande-Bretagne, le vin est devenu moins un spiritueux auquel on aspire qu’un produit de base consommé à bas prix par ce même «  tout le monde  », ce qui vient pondérer cette lecture. Les hommes sont peut-être des frères, des amis ou des amants.

La raison pour laquelle ces peintures sont si séduisantes et troublantes réside-t-elle dans l’incertitude cognitive qu’elles suscitent  ? L’espace indéterminé qu’elles créent semble accueillir une série de lectures, naïves et cyniques, de sorte que nos réactions face à elles nous exposent. Le caractère sombre de ces tableaux, leurs titres dissonants, évoquent quelque commentaire social caché, mais les observateurs qui ne cherchent rien d’autre que cela dans ce miroir satirique réaliseront qu’ils en sont devenus ses premières victimes. Lors de l’exposition à la Chisenhale Gallery, l’artiste a été interviewée par les écoliers d’une école primaire locale et a répondu la chose suivante à la question  : «Pourquoi peignez-vous uniquement des personnes?»

«Je trouve que les gens sont vraiment drôles parce qu’on peut faire n’importe quoi avec eux: les peindre en chaussettes, les faire danser ou simplement se reposer au bord de la mer.»

Cette réponse défie le désir de surdéterminer la signification de ces peintures dont la minutie –  des inclinations les plus quasiment impénétrables de simples corps, des relations quasiment illisibles entre des corps multiples  – recommande de porter un regard attentif qui voit dans l’art un reflet de nos propres besoins. Ces spéculations sont, nécessairement, tout aussi peu définies que ce qui est ressenti face à ces œuvres et volé de la galerie vers le reste du monde. Si ces incertitudes sont la véritable œuvre de ces peintures, notre tâche doit être d’apprendre à vivre avec elles.

Lynette Yiadom-Boakye. «The Love Without», Corvi-Mora, London, 1 March – 13 April. www.corvi-mora.com

«Salt 7: Lynette Yiadom-Boakye», Utah Museum of Fine Arts, 21 February – 23 June 23.  www.umfa.utah.edu/salt 

Regardez ici la présentation de Lynette Yiadom-Boakye dans le cadre du Marathon Serpentine Memory 

Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel


 

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