A retrospective on Ibrahim El-Salahi

Le moderniste visionnaire et l’esprit d’entrepreneur

Ibrahim El-Salahi: A Visionary Modernist at Tate Modern constitutes an extensive retrospective of an artist who has long deserved to be shown in a British institution

Ibrahim El-Salahi Vision of the Tomb 1965 Oil on canvas Museum for African Art, New York © Ibrahim El-Salahi

By Daniella Rose King

Ibrahim El-Salahi  : A Visionary Modernist, l’exposition de l’œuvre d’Ibrahim El-Salahi qui vient d’être inaugurée récemment au Tate Modern, constitue la première rétrospective jamais consacrée par ce musée à un artiste africain.

À 83 ans, cet artiste fait preuve d’une insatiable productivité et l’exposition du Tate a sélectionné des travaux qui s’étendent sur 50 années de carrière. Né en 1930 à Omdurman, seconde ville du Soudan, EL-Salahi étudie la peinture à la School of Design de Khartoum entre 1949 et 1952 avant de recevoir une bourse pour étudier la calligraphie et la peinture à la Slade School of Fine Art de Londres. De retour au Soudan en 1957, il raconte aujourd’hui sans ambages comment ses premières expositions tombèrent alors plus ou moins à plat, explique comment sa «  pose de jeune artiste suffisant et extravagant venant de Londres  » imposa des limites à ses travaux, et en conséquence à leur réception [1].  Au travers d’une réévaluation de sa pratique, due à ces «  échecs  » – un moment charnière dans la carrière de la plupart des artistes, dirais-je – El-Salahi commença à intégrer divers tropes, thèmes et techniques dans son langage artistique en constante évolution. La calligraphie coranique, celle envers laquelle il ressentit enfant ses premières affinités artistiques en étudiant le Coran à l’école de son père, celle dont il était entouré au Soudan, celle présente dans la littérature, sur les bâtiments, dans les espaces privés et publics, fut la clé de son inspiration. L’abstraction et le questionnement de ces motifs sont omniprésents d’un bout à l’autre des travaux présentés à l’exposition.

Cette exposition, et avec elle l’exposition individuelle de la Libanaise Saloua Raouda Choucair organisée parallèlement, le Museum of Contemporary African Art de Meschac Gaba et l’existence de l’Acquisitions Fund for African Art, font partie d’un plus large dessein stratégique du Tate Modern en matière de programmation et de collections. Mais bien entendu de nombreux facteurs se cachent derrière cet élan pris pour rattraper le niveau de collections internationales d’Art africain plus développées comme celles du MoMA de New York et du Centre Pompidou à Paris. Le Tate, l’une des collections d’art moderne et contemporain internationale les plus importantes de Grande-Bretagne, a historiquement quelque peu marqué le pas en la matière. De plus, le continent africain a vu éclore une génération d’artistes et organisations en devenir, qui contribuent ou ont contribué à élargir globalement le discours et la narration sur l’art. Quant à El-Sahali, qui de longue date est lié à la Grande-Bretagne et réside à Oxford depuis 15 ans, cette rétrospective n’avait que trop tardé. Quoi qu’il en soit, s’il s’agit de faire amende honorable au regard de  la subjectivité froide et faussée de l’histoire et du canon de l’histoire de l’art, c’est ici le début prometteur de que l’on espère être un débat durable.

Optant pour une approche pour l’essentiel chronologique, l’exposition souligne des évènements ou périodes particulières dans la vie de l’artiste, comme son séjour à la Slade School, son association avec l’École de Khartoum et un séjour de six mois en prison au Soudan pour une prétendue collusion avec des forces anti-gouvernementales. Le spectateur se voit présenter une vue d’ensemble de la façon dont son travail a évolué avec le temps, avec les inévitables hésitations et détours qui témoignent des expérimentations de l’artiste avec différents styles et de sa création d’un lexique visuel spécifique. De tels écarts se manifestent dans des œuvres comme Portrait of a Young Man (1950-54) et Portrait of a Woman from Egypt (1950-54)  qui se démarquent clairement du reste de l’exposition avec leurs accents réalistes et impressionnistes, deux styles académiques majeurs à l’époque, à la Slade School et à Londres. La Salle n°4 de l’exposition, consacrée à ses «  Emprisonnement, Expatriation et Exil (1972-98),  propose plutôt une histoire sociale de l’artiste  ; carnets de note, fragments de papier et autres imprimés éphémères produits clandestinement durant et après son incarcération sont exposés dans des vitrines en plexiglas. A l’opposé de ses travaux d’atelier de grand format et sur toile, ces images et textes sont esquissés dans l’urgence due aux circonstances et ont un caractère intime, soulignant les changements de perspectives résultant de l’isolement. Après cette période, son travail passe pour adopter un mode plus indirect et philosophique qui évite les couleurs ocre et terre et les sentiments expressifs, remplacés par une forme austère et monochrome. Mais couleur et forme reviennent sans nul doute dans son travail, et se manifestent tout particulièrement dans ses pièces les plus récentes. Les dernières séries montrées à l’exposition, le triptyque One Day I Happened to See a Ruler (2008) suggèrent comme lecture une critique subtile d’un leader décoré, nu et attaché pour ainsi dire à son trône complexe. Les parties laissées en blanc sur la toile apparaissent ça et là et affichent une économie artistique et une efficacité technique allant de pair avec une habile utilisation de la couleur qui brille et jaillit de la toile.

La rétrospective est d’une tonalité remarquablement sérieuse, presque sombre. Ces éléments sont pourtant seulement une facette de sa personnalité, et n’oublions pas ses flirts avec la culture pop et son esprit d’entrepreneur, manifeste dans «  The House of Jack  », une émission-débat qu’il anima au Soudan dans les années 70, et qui était consacrée aux exclus de la société soudanaise. Plus loin, des travaux tels que Untitled ( 1984) ou Reborn Sounds of Childhood Dreams II (1983), les pièces les plus frappantes de l’exposition, tout en faisant référence au modernisme dans son acception la plus large, sont également liés au travail figuratif expressif, dynamique et opulent d’artistes ayant parcouru diverses disciplines incluant l’art et la musique, comme le Sugar Shack de Ernie Barnes (Couverture de l’album de Martin Gaye «  I want you  », 1976,) ou les peintures de Aaron Douglas. Les références à la manière dont El-Salahi associa magistralement un « vocabulaire visuel soudanais » local au modernisme occidental sont fréquentes  ;  en revanche, il n’est pas autant fait allusion à un  dialogue plus approfondi entre ces deux mouvements et d’autres tendances esthétiques telles que le Futurisme et l’  «  Afromodernisme  » (sujet également d’une exposition de groupe au Tate Liverpool en 2010).

En dernier ressort, Ibrahim El-Salahi  : A Visionary Modernist constitue la vaste rétrospective d’un artiste qui méritait depuis longtemps d’être montré dans une institution britannique et de participer à un large débat sur l’art moderne et contemporain international. C’est au lendemain de cette exposition que nous verrons si les institutions et curateurs se réapproprieront cet artiste extraordinaire dans un débat portant sur le modernisme et tous les instruments de son histoire.

 

Daniella Rose King est écrivaine et commissaire d’exposition basée à Londres.

 

Ibrahim El-Salahi : A visionary ModernistTate Modern, à Londres, 3 juillet -22 septembre 2013

 

 

 

Traduit de l’anglais par Marie-Claude Delion-Below.

 

[1] Ibrahim El-Salahi  : A Visionary Modernist. «  The Artist in His Own Words  », édité chez Salah M, Hassan, p. 84.

 

 

 

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