Notre auteur Elsa Guily a rencontré Alya Sebti, la directrice de la ifa Galerie Berlin, qui nous dévoile la saison curatoriale 2017 « UNTIE TO TIE ».
Notre auteur Elsa Guily a rencontré Alya Sebti, la directrice de la ifa Galerie Berlin, qui nous dévoile la saison curatoriale 2017 « UNTIE TO TIE ». Alya Sebti nous explique l’importance de la relation dans sa vision curatoriale afin de se défier des hiérarchies des savoirs et des représentations héritées du système colonial. Elle rend hommage à la pensée glissantienne en tentant de faire de la Ifa-Galerie Berlin une constellation du Tout-monde, qui célèbre les alliances sociales, politiques et culturelles, à la fois sur la scène locale berlinoise et à l’international.
Elsa Guily : Quelle histoire se trame derrière le titre « UNTIE TO TIE » ?
Alya Sebti : Je me suis inspirée de Sheila Hicks lorsqu’elle dit « I tie notes and I untie them ». Cette idée de untie permet de déconstruire. To tie, c’est pour réunir, remettre, lier les choses ensemble, mais aussi respecter les écarts différentiels sans les aplatir. Le titre fait référence à un art japonais qui consiste à mettre un liant en or pour réparer en laissant les cicatrices de cassures apparentes, mais en reconstituant un tout. Le projet de lier (tie) tend surtout à déconstruire pour rouvrir. Comme lorsque tu cuisines, l’enjeu est de mélanger les saveurs et de faire exister leur goût au même niveau. To tie est aussi porteur de connotations brutales, mais le projet ne fait pas dans quelque chose de mièvre : il questionne la violence des représentations, de hiérarchies issues des héritages coloniaux.
EG : Pourquoi parler d’héritage colonial aujourd’hui ?
AS : Dans un premier temps, l’enjeu est de questionner les amnésies, les silences et les aprioris historiques autour de cette question coloniale, et puis de lutter contre son enfermement dans des parenthèses temporelles, comme étant quelque chose de révolu. Nous vivons encore l’impact de la division coloniale. Le racisme structurel d’État, en plus de son institutionnalisation, perdure à l’échelle collective inconsciente dans nos façons de considérer et d’évaluer le monde qui nous entoure. Le mot héritage, dans le concept curatorial, est là pour montrer qu’il y a un début, mais pas encore de fin et c’est là-dessus que nous devons travailler ensemble. Sur le plan épistémologique, ce mot est enclavé dans le passé et l’idée de possession, quelque chose que je cherche à défaire. Ce projet cherche à créer une archive du futur, développée grâce à une plateforme numérique. L’objectif est d’ancrer des mémoires en devenir dans le présent avec une vision du futur.
EG : De quelle façon chaque chapitre met en lien cette pensée critique sur les héritages coloniaux avec nos sociétés contemporaines ?
AS : Le premier chapitre Kolmanskop Dream met en relation la pensée glissantienne avec le travail de Pascale Marthine Tayou. Nous démarrons volontairement en présentant l’idée de Tout-Monde d’Édouard Glissant, pour soutenir la programmation qui se veut être une approche transrégionale, dans ce que le présent englobe de passé et de futur. Un partenariat avec l’Institut français et le Centre Marc Bloch orchestrera une série de rencontres autour de la littérature, afin d’apporter des éléments de réponses critiques à la question de la modernité. En suivant ici l’idée de Walter Mignolo selon laquelle il n’y a pas de modernité sans colonialité. Le Center of Unfinished Business de C& proposera une rencontre autour du lancement de son livre, à l’ACUD. Le deuxième chapitre mettra en valeur des phénomènes d’expressions culturelles urbaines par l’habillement, la musique, la danse, le langage, comme réaction à un héritage colonial. La commissaire invitée est Marina Reyes Franco qui traitera de la thématique du tourisme entre autres. Alex Moussa Sawadogo, le créateur du festival Afrikamera aura une carte blanche autour des sapeurs congolais et du hip-hop. Le troisième chapitre se concentre sur les Féminismes, avec comme curatrice invitée Eva Barois de Caevel, qui présentera une exposition solo de l’artiste Wura Natasha Ogunji. Une projection de films sera dédiée aux femmes impliquées dan les mouvements de libérations, mais dont les noms ont été éradiqués de l’histoire. Le quatrième chapitre innovera avec une exposition de groupe, curatée par Natasha Ginwala : « On riots and resistance », interrogeant les phénomènes d’émeutes, trop souvent sous-évalués par les autorités et les médias, pour être marginalisés et étouffés.
EG : De quelle façon le projet UNTIE TO TIE soutenu par trois piliers – Artist in conversation, Meeting rooms et une plateforme numérique – permet d’asseoir une constellation critique ?
AS : L’idée est d’expérimenter les formats, de décloisonner le plus possible et de jouer sur la multiplicité des voies de diffusion pour toucher un large public. Le tout coexiste dans un chaos organisé pour refuser une voix unique et préférer la polyphonie. La plateforme sensorielle avec les expositions dans la galerie, expérimente le rapport aux sens au-delà de la vue par des performances sonores et des interventions culinaires. La plateforme discursive se développe autour des Meeting rooms et des rencontres Artist in conversation, dans lesquelles la position de l’artiste présenté(e) à l’exposition sera mise en résonance avec un programme public, orchestré par des invité(e)s extérieurs. Ces discussions continueront grâce à la documentation sur la plateforme numérique. Chaque chapitre accueillera les Meeting rooms. Avec d’une part, le Center of Unfinished Business organisée par C& qui mettra à disposition du public textes, livres, etc., à consulter sur place. D’autre part, la Hearing station organisée par Saout radio proposera une série de podcasts autour des thèmes de chaque chapitre, réalisée en collaboration avec des artistes. Enfin, la partie art et éducation, animée par Annika Niemann en collaboration avec Claudia Hummel et ses étudiants à la UdK, développera un outil pédagogique pour le milieu scolaire afin d’aborder le passé colonial allemand.
EG : Quelle est donc cette richesse particulière dans la dimension sonore qui permettrait de faire alliance et résistance pour contrer la colonialité ?
AS : L’oralité a une position centrale qu’il faut soutenir. SAVVY fait un travail depuis des années autour du non-écrit. Ils ont été les premiers à Berlin à énoncer cette réalité pourtant évidente que ce qui se passe n’est pas nécessairement répertorié, mais en circulation par les expériences et les rencontres. Ce qui me fascine dans l’oralité, c’est le potentiel de pouvoir réactiver des réalités. Il me semble important de faire valoir que l’écrit doit avoir son pendant qui est l’oral. Le programme de la Hearing station me tient à cœur car il s’inscrit dans cette continuité, en mettant en valeur la sonorité comme outil de contamination subversif. C’est une position que je développe depuis 2011 grâce à notre collaboration avec les artistes de la Saout radio, Younes Baba Ali et Anna Raimondo, avec qui j’avais travaillé lors de la Biennale de Marrakech en 2014, à partir d’interventions sonores dans l’espace public, autour du patrimoine oral de la place Jamaa El-Fna.
EG : Qu’est-ce donc que le rôle de curatrice ?
AS : J’accorde beaucoup plus de valeur à l’expérience sur place qu’à la théorie, à l’intuition plutôt qu’au savoir académique. Ce sont les rencontres qui orientent les choses. La curatrice est la modératrice, la traductrice, entre l’artiste et le public, avec les institutions ou pas. C’est cette traduction permanente, cet inbetween liant qui me passionne !
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Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation
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