C& Center of Unfinished Business

Penseurs et titres : La tradition littéraire noire allemande

Depuis la salle de lecture C& Center of Unfinished Business du Théâtre RAMPE de Stuttgart, Yeama Bangali se plonge dans une sélection d'ouvrages consacrés à la tradition littéraire des Noirs allemands et s'interroge sur sa pertinence dans le climat politique actuel.

(left) May Ayim, Showing Our Colors: Afro-German Women Speak Out, 1992. (right) Johnny Pitts, Afropean: Notes from Black Europe, 2019.

(left) May Ayim, Showing Our Colors: Afro-German Women Speak Out, 1992. (right) Johnny Pitts, Afropean: Notes from Black Europe, 2019.

By Yeama Bangali

Alors que je traverse la Marienplatz, dans le sud de Stuttgart, les premiers rayons de soleil depuis longtemps percent les nuages. Cela pourrait sembler idyllique, mais nous sommes au lendemain des élections législatives allemandes, à la fois choquantes mais peu surprenantes – un étrange contraste avec ce soupçon de fièvre printanière. Les mots me manquent, mais seul un vide me vient à l’esprit, et un nœud serré se forme dans ma gorge. La peur s’insinue lentement de la région abdominale inférieure à la poitrine et continue à se répandre insidieusement.

Je crois que dans ces moments-là, la littérature peut être une échappatoire salvatrice. Une passerelle par laquelle nous pouvons préserver notre empathie et les multiples nuances de la vie. La littérature peut nous permettre de former des voies de vulnérabilité et de force. Inspirés par la poésie, par exemple, nous pouvons œuvrer à la création d’un avenir plus confiant à partir d’une imagination plus riche.

Ces pensées me viennent en lisant les mots de la poétesse, pédagogue, orthophoniste, chercheuse et militante politique afro-allemande May Ayim (1960-1996), dont les efforts artistiques et politiques continuent de captiver, en particulier les Allemands noirs d’aujourd’hui. Le livre acclamé de Johny Pitts, Afropean : Notes from Black Europe (2019), avait attiré mon attention dans la salle de lecture du C& Center of Unfinished Business au Théâtre RAMPE de Stuttgart. Lorsqu’il aborde la question de savoir à quoi ressemblent les identités noires en Allemagne, Pitts fait référence à Ayim. Je peux superposer son étude du climat politique allemand à mes sentiments de vide et d’angoisse.

Il y a toujours un pouvoir littéraire dans les mouvements sociaux et politiques

L’histoire de la tradition littéraire noire allemande ayant été fortement occultée, il est peu connu qu’elle ne débute pas dans les années 1980, mais remonte à bien des siècles. Le philosophe noir Anton Wilhelm Amo, par exemple, écrivait sur les droits des Noirs en Allemagne dans la première moitié du XVIIIe siècle, enseignant et ayant impact avant qu’Emmanuel Kant n’écrive la majeure partie de son œuvre. Un autre exemple est celui de Dualla Misipo, originaire du Cameroun, alors colonie allemande, qui a écrit son premier roman autobiographique hybride dans les années 1920-30, Der Junge aus Duala. Ein Regierungsschüler erzählt.

Avec la publication de l’anthologie Farbe Bekennen (« Montrer nos couleurs : les femmes afro-allemandes s’expriment ») en 1986, la production littéraire noire a pris son envol et a eu un impact significatif sur la tradition littéraire allemande dans son ensemble. Elle a servi tremplin au mouvement féministe noir allemand, mais elle a également permis aux femmes afro-allemandes de sortir pour la première fois de leur prétendue absence d’histoire. Audre Lorde y a contribué de manière significative ; la poétesse et professeure afro-américaine a passé quelques années à Berlin et a encouragé plusieurs femmes afro-allemandes à écrire, dont May Ayim. L’anthologie rassemble des genres et des formes variés, allant de témoignages sur le national-socialisme à des poèmes, en passant par des extraits de la thèse de May Ayim, dans laquelle elle fait remonter la présence des Noirs en Allemagne jusqu’au XIIIe siècle. Les femmes de ce mouvement littéraire ont tiré le meilleur parti de leur condition oppressive et tumultueuse : elles ont écrit une contre-histoire. Pour elles, l’écriture est devenue une pratique féministe d’empouvoirement, car elles se sont inscrites dans l’histoire de l’Allemagne et de l’allemand. L’espace sûr qu’elles ont ainsi créé pour elles-mêmes s’est inscrit dans la mémoire culturelle.

Les mouvements politiques sont toujours un catalyseur productif pour la littérature. Depuis le mouvement Black Lives Matter en 2020, les auteurs/ice/s noir/e/s germanophones tels que Sharon Dodua Otoo, Jackie Thomae, Olivia Wenzel, Alice Hasters et Ogette Tupoka ont gagné en popularité sur la scène littéraire allemande. Si les ouvrages non romanesques sur le racisme ont été privilégiés, les œuvres de fiction ont également bénéficié d’une plus grande attention. De nouvelles portes se sont ouvertes pour une nouvelle génération d’écrivain/e/s noir/e/s allemand/e/s et afro-diasporiques. Le premier festival de littérature noire, Resonanzen, dans le cadre des Ruhrfestspiele, est devenu une initiative majeure pour accroître la visibilité et la reconnaissance de la fiction noire dans l’espace germanophone. Il a été initié par Sharon Dodua Otoo, auteure et commissaire d’exposition, lauréate du prestigieux prix Ingeborg Bachmann en 2016, qui rappelle combien il est encore nécessaire de parler explicitement de la littérature noire.

La connaissance de l’histoire et de la littérature noires allemandes m’est restée longtemps cachée, comme à beaucoup d’autres. Nous devons collectivement adopter une approche valorisante à l’égard de la littérature allemande noire afin qu’elle soit perçue à sa juste valeur : un vivier diversifié de points de vue passionnants et critiques. Ce faisant, nous pouvons percevoir des motifs, des images et des stratégies textuelles à travers ce prisme spécifique – car perspectives blanches sont en quelque sorte devenues des « normes » qui n’ont pas besoin d’être marquées. En organisant et en dirigeant mon propre festival littéraire, Popup-Werkstatt Schwarze deutsche literarische Perspektiven, j’ai pu mesurer à quel point la fiction noire allemande peut être multiple. Une nouvelle génération d’auteur/ice/s tels que Raphaëlle Red, Mirriane Mahn, Stefanie-Lahya Aukongo, Chantal-Fleur Sandjon, Melanie Raabe, Melanelle B. C. Hémêfa et Yandé Seck ont une chose en commun : avec leurs écrits, ils trouvent le moyen de nous transporter dans des mondes complexes dont nous ressortons revigoré/e/s, éclairé/e/s et inspiré/e/s.

 

Le C& Center of Unfinished Business est ouvert au public au Theater Rampe Stuttgart jusqu’au 30 avril 2025.

 

Yeama Bangali a étudié la langue et la littérature allemandes ainsi que l’enseignement professionnel et technique à Stuttgart, avant d’obtenir une maîtrise en littérature allemande. Son travail se situe à l’interface de l’art, de la science et de l’activisme, et se manifeste dans une variété d’activités. Outre son travail de communicatrice scientifique dans un institut de recherche appliquée, elle travaille en tant qu’auteure, chanteuse et compositrice indépendante, commissaire d’exposition et directrice artistique.

 

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C&’s second book "All that it holds. Tout ce qu’elle renferme. Tudo o que ela abarca. Todo lo que ella alberga." is a curated selection of texts representing a plurality of voices on contemporary art from Africa and the global diaspora.

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