Récits de la Diaspora

Chaque histoire possède deux versions

Bill Clarke Sur l'exposition 'The Unfinished Conversation: Encoding/Decoding' à la galerie Powerful Plant.

Chaque histoire possède deux versions

Sven Augustijnen, Spectres, 2011. Installation view: The Power Plant, Toronto, 2015. Courtesy the artist; Jan Mot Gallery, Brussels. Photo: Toni Hafkenscheid

By Bill Clarke

Inspirée par le sociologue Stuart Hall (1932-2014)  –  britannique d’adoption né en Jamaïque  – et par son texte Codage/Encodage des messages télévisés paru en 1973, l’exposition met en avant la pertinence, encore aujourd’hui, des idées développées par Hall eu égard à la production, la circulation et à l’interprétation des messages délivrés par les médias. Dans cet essai, Stuart Hall analyse comment les médias, dans leur façon de diffuser des messages, parviennent à ce que leurs contenus remportent l’adhésion incrédule du public, et soutient que nous pouvons réinterpréter les informations au travers de nos propres expériences. Il propose également de transformer les idées hégémoniques en actions collectives.

S’il serait tentant d’entrevoir la majorité des artistes participant à The Unfinished Conversation: Encoding/Decoding comme des acteurs de la diaspora africaine, il serait néanmoins limité de réduire l’exposition à cette simple expression. Évoquons plutôt les vies de personnes de descendance africaine, semblables à Hall, grâce auxquelles analyser comment conserver et faire connaître les histoires relatant les évènements du monde de manière différente, notamment face à l’histoire postcoloniale dominante qui écarte souvent les points de vue discordants.

Shelagh Keeley, 1983 Kisangani, Zaire, 2015. Installation view: The Power Plant, Toronto, 2015. Courtesy the artist. Photo: Toni Hafkenscheid

Shelagh Keeley, 1983 Kisangani, Zaire, 2015, Installation view: The Power Plant, Toronto, 2015. Courtesy the artist. Photo: Toni Hafkenscheid

La série de photos 1983 Kisangani Zaire (2015), réalisée par l’artiste Shelagh Keely basé à Toronto, donne le ton de l’exposition. Sur ces images prises à la dérobée par l’artiste (à l’époque où la photographie était alors interdite), des bâtiments modernistes belges en ruines laissent transparaître une histoire qui renseigne encore aujourd’hui sur l’agitation politique du pays.

Hall et ses idées font l’objet d’une présentation dans The Unfinished Conversation (2012) de l’artiste britannique John Akomfrah. La projection sur trois  écrans examine, au travers de la vie de Stuart Hall, comment notre sentiment d’appartenance varie selon notre contexte personnel, mais aussi le contexte social ou politique. Au son d’une musique d’inspiration jazz avant-gardiste, Stuart Hall parle de sa famille, consciente des différences sociales, et de son rôle dans le mouvement de la Nouvelle Gauche. Plus prégnante, l’idée qu’il exprima dans un entretien avec la BBC en 2004 selon laquelle «  une autre histoire est toujours possible  ».

John Akomfrah, The Unfinished Conversation, 2012. Collection of the Tate: Jointly purchased by Tate and the British Council, 2013. Installation view: The Power Plant, 2015. Courtesy the artist; Smoking Dogs Films; and Carroll Fletcher, London. Photo: Toni Hafkenscheid

John Akomfrah, The Unfinished Conversation, 2012. Collection of the Tate: Jointly purchased by Tate and the British Council, 2013. Installation view: The Power Plant, 2015. Courtesy the artist; Smoking Dogs Films; and Carroll Fletcher, London. Photo: Toni Hafkenscheid

Gardiennes d’image  / Image Keepers (2010) de Zineb Sidera expose la déclaration de Hall de manière poignante. Dans cette vidéo, nous rencontrons Safia, dont le mari, Mohamed Kouachi (1922-1996), était un important photographe en Algérie. Pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), il captura les images de soldats et de civils, de membres de la résistance (comme le philosophe Frantz Fanon), et des personnages publics qui ont soutenu l’indépendance de l’Algérie dans le monde, à l’instar de Che Guevara et du président égyptien Nasser. Les Kouchi soutenaient la libération, mais Safia déclare que son mari n’a jamais combattu, puisque ses photos «  représentaient sa manière de combattre  ». Safia veille aujourd’hui sur ces précieuses archives en état de délabrement et essaye de les préserver par ses propres moyens. Le travail de Mohamed apporte la preuve qu’une «  autre histoire est toujours possible  », même si la situation de Safia illustre, elle, comment les histoires peuvent se perdre.

Avec End Credits (2012), Steve McQueen fait défiler une vidéo de cinq  heures qui présente des documents compilés par le FBI sur l’artiste et activiste afro-américain Paul Robeson à la fin des années  quarante. La vidéo fait le jour sur un outil utilisé par les gouvernements pour réécrire l’histoire. Entre les mains du FBI, le soutien apporté par Robeson aux «  nobles causes  » se transforme en  «  activisme communiste  ». Parmi les autres personnalités afro-américaines surveillées par le gouvernement américain, Martin Luther King, dont le discours Why I Am Opposed to the War in Vietnam (Pourquoi je m’oppose à la guerre du Vietnam, 1967) est mis en parallèle avec une performance de Jimi Hendrix dans le film Flumen Orationis de Terry Adkin (2012). L’oratoire de Martin Luther King révèle des vérités sur l’engagement de l’Amérique au Vietnam et imagine une autre histoire des États-Unis offrant au pays un «  exemple moral donné au monde  », plutôt qu’une nation en proie au racisme, à l’exploitation économique et au militarisme. «  Ni le gouvernement ni la presse ne vous diront de telles choses  », proclame King. «  La vérité doit être dite  ».

Steve McQueen, End Credits, 2012. Installation view: The Power Plant, Toronto, 2015. Courtesy the artist; Marian Goodman Gallery, New York / Paris; and Thomas Dane Gallery, London. Photo: Toni Hafkenscheid

Steve McQueen, End Credits, 2012. Installation view: The Power Plant, Toronto, 2015. Courtesy the artist; Marian Goodman Gallery, New York / Paris; and Thomas Dane Gallery, London. Photo: Toni Hafkenscheid

Et c’est ce droit à la «  vérité  » que le documentaire de Sven Augustijnen, Spectres (2011) aborde. Le personnage central du film, Jacques Brassinne, était un haut fonctionnaire du Congo belge au moment où Patrice Lumumba  –  le tout premier homme politique à avoir été élu démocratiquement Premier ministre dans le pays  – fut assassiné en 1961. Pendant une trentaine d’années, Brassinne a mené sa propre enquête sur la mort de Lumumba et publié une thèse sur le sujet. Le film suit Brassinne alors qu’il rend visite à d’autres personnes présentes à cette époque, dont la femme de Lumumba. Si les intentions de Brassinne semblent louables, ce dernier demeure, au final, un personnage problématique  –  un Européen bien loti écrivant l’histoire d’une culture à laquelle il n’appartient pas.

On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Dans Society must be Defended (1975-76), Michel Fourcault, un contemporain de Hall, donne une conférence sur le risque que présente l’historicisme et sur la manière utilisée par les vainqueurs pour user de leur position dominante dans une lutte sociale en vue de faire disparaître la version des faits du parti perdant. À l’image de Hall et de Foucault, nous devons rester vigilants face aux forces qui déforment les récits historiques en leur faveur. Et ce, parce que l’on dit aussi, que chaque histoire possède deux versions.

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L’exposition The Unfinished Conversation: Encoding/Decoding   ouvert le 24 Janvier et est toujours à l’affiche jusqu’au 18 mai à la galerie The Power Plant Contemporary Art Gallery, à Toronto, Canada.

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Bill Clarke est critique d’art. Basé à Toronto, il écrit dans de nombreuses publications et revues dont ARTnews, Canadian Art, Modern Painters, C Magazine et Art Review. Il est par ailleurs rédacteur de Magenta, un magazine numérique dédié aux arts visuels.

 

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