Haja Fanta analyse la célèbre biennale et en interroge la cohérence conceptuelle tout en admirant sa composition.
Cette année, la trajectoire de la Biennale de Dak’Art est loin d’avoir été rectiligne. Le 25 avril, à peine trois semaines avant le début programmé, son ouverture s’est vue repoussée au 7 novembre. Le communiqué de presse faisait mention de « la volonté des nouvelles autorités en charge du secteur d’organiser la Biennale dans des conditions optimales, à la hauteur de son envergure et de sa réputation de rendez-vous historique des amateurs d’art du monde ». Des discussions se sont enflammées sur les réseaux sociaux, où les spéculations sur l’origine de cette décision sont allées bon train, le soupçon portant sur le changement récent à la tête du gouvernement sénégalais.
Mais surtout, ce changement de dernière minute a laissé très peu de temps pour se retourner au programme OFF, pierre angulaire de la scène artistique indépendante du Sénégal. Malgré cela, fidèle à ses origines qui puisent dans la résilience et l’auto-détermination des artistes, le OFF a persisté : ses participants se sont regroupés sous le hashtag #TheOFFisON et ont livré une programmation dynamique. Le OFF a toujours prospéré de l’incertitude. Aujourd’hui, la biennale reprogrammée coïncide avec la 13e édition de Partcours, un programme d’expositions et d’événements à voir dans trente-trois espaces, conçu par la commissaire d’exposition Koyo Kouoh et le céramiste Mauro Petroni afin de cultiver un rendez-vous avec la scène artistique de Dakar au-delà de la programmation habituelle de Dak’Art. En fin de compte, tant le IN que le OFF ou Partcours auront accompagné visiteur·euses et habitant·es tout au long de l’année.
Sous la direction artistique de la commissaire, critique d’art et compositrice Salimata Diop, l’édition de cette année s’intitule « The Wake », Xàll wi en wolof et Le sillage/L’Éveil en français, et regroupe cinquante-huit artistes du continent africain et de la diaspora. Diop, emprunté à l’œuvre de Christina Sharpe In the Wake: On Blackness and Black Being (2016), le titre renvoie à trois significations principales : l’effet d’ondulation laissé par le mouvement d’un bateau sur l’eau, une veillée funèbre et l’état d’éveil. Diop adopte la structure de Sharpe comme méthodologie et prisme afin de se concentrer sur la manière dont les histoires de la condition noire continuent à déstabiliser nos réalités présentes et futures.
Dans le contexte d’une ville qui ne craint pas de se confronter à des questions sociales et politiques urgentes – comme l’ont montré les récentes manifestations de masse en réaction à la condamnation du leader de l’opposition Ousmane Sonko –, il est pertinent que Diop se livre à une investigation revêtant une telle urgence. Ces idées trouvent une expression vibrante dans la sculpture tentaculaire de l’artiste britannico-jamaicaine Sonia E. Barrett, Map-lective, pour laquelle elle a travaillé en collaboration avec des femmes de Dakar à tresser des cartes coloniales qui mettent à mal les notions eurocentriques de la représentation du monde. L’œuvre remet en cause les conceptions figées de la géographie tout en posant de multiples questions. L’une d’elle étant : que signifierait pour notre urgence climatique le fait de considérer les cartes comme étant en constante évolution ?
Dans leur exposition On s’arrêtera quand la Terre rugira, les commissaires invitées Kara Blackmore, Marynet Jeannerod et Cindy Olohou ont traité de la crise climatique avec précision et profondeur. Réunissant des œuvres évocatrices telles que l’installation sonore de Némo Camus Matter, qui explore l’impact de l’exploitation du lithium en RDC, à Manono, et l’œuvre vidéo de Cléophée R. F. Moser sur la privatisation de la côte de Dakar, elle plonge les visiteurs dans des réflexions sur la relation du genre humain avec la planète.
Sur le plan de la déambulation, l’exposition principale se divise en plusieurs sections : un hommage à Anta Germaine Gaye, une exposition de collections, une exposition des commissaires et une autre internationale, ainsi qu’une partie consacrée au design. Une « bibliothèque haptique » est également présentée par Archive Ensemble, qui réimagine la bibliothèque comme un souk – avec des livres, de la musique et des zones de répit. Les visiteur·euses sont invité·es à toucher et à s’impliquer dans le lieu, avec des propositions telles que les Letters from Gaza (1956) de Ghassan Kanafani. Le programme de Dak’Art se prolonge dans le Musée des civilisations noires et la Galerie nationale.
Sur le plan thématique, la Biennale se décline selon quatre chapitres : Nager dans le sillage, Plonger dans la forêt, Flotter dans le nuage, Brûler. Parfois, l’approche curatoriale vire à l’abstraction et manque de spécificité, tout particulièrement dans la section internationale. Dans le texte du catalogue, Diop fait part de sa réflexion : « Je souhaite réfléchir à « l’éveil » en tant que problème de la pensée et dédié à elle. Je souhaite réfléchir au soin dans L’Éveil en tant que problème pour la pensée et pour la non existence noire dans le monde. » Ces thèmes sont largement analysés à travers des explorations de la migration, de l’identité, des histoires coloniales et de l’esclavage. Toutefois, j’ai trouvé que les liens entre ces vastes concepts et les œuvres individuelles exposées n’étaient pas toujours clairement articulés, et ai peiné pour repérer les fils conducteurs dans le cadre conceptuel.
La scénographie est, quant à elle, superbement réalisée. Si, tout comme moi, vous avez plongé dans la chaleur étouffante (31 degrés) à votre descente de taxi, vous aurez sans doute cherché refuge dans l’ancien Palais de Justice. Ma quête urgente d’air conditionné a été rapidement interrompue par la rencontre avec l’œuvre du sculpteur sénégalais Ousmane Sow (1935–2016). Sa sculpture en bronze de la série masaï s’est imposée à moi, tout comme l’installation For Those Among Us Who Inherited Sacrifice: Rasanblaj! de l’artiste haitiano-américaine Gina Athena Ulysse, qui descend en cascade le long des murs. L’expérience de compositrice de Diop transparaît dans l’agencement rythmé et harmonieux de l’exposition, avec ses sections exceptionnelles telles que celle consacrée au design présentant A Palace in Pieces de Wangechi Mutu et The Punishment of Roses de Majida Khattari, ainsi que l’hommage à Anta Germaine Gaye qui m’a laissé des impressions durables. Malgré son ajournement et un certain degré d’abstraction, l’édition Dak’Art de cette année reste une plateforme puissante pour un dialogue critique autour de l’art, de l’écologie et de l’histoire.
Dak’Art – Biennale de l’Art Africain Contemporain running from November 7 to December 7, 2024, in Senegal’s capital.
Haja Fanta est commissaire, chercheuse et autrice. Riche d’une expérience multiple et internationale, elle partage son temps entre Londres et Dakar. Ses recherches se concentrent sur la production artistique et culturelle de l’Afrique de l’Ouest et de sa diaspora, la relation entre art et société et le rôle des archives.
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