Après la guerre, de nombreux artistes de couleur se sont vus rejetés par le monde de l’art occidental malgré l’importance et l’originalité de leurs apports — mais ont néanmoins poursuivi leurs efforts. Depuis une dizaine d’années, les institutions occidentales s’ouvrent à ce que ces artistes nous ont laissé. Elles organisent enfin de premières rétrospectives. Et, bien sûr, les marchés suivent. Notre série retrace leurs parcours, éclaire leur évolution artistique et ce qui les fait avancer par rapport au monde autour d’eux. Liese Van Der Watt se penche sur les peintures abstraites de Robert Reed, saluées par la critique, qui réapparaissent dans de grandes expositions après trente ans d’absence.
En 1979, Robert Reed, peintre américain et professeur adjoint de peinture à l’université de Yale, visite la National Gallery de Londres. Il y voit pour la première fois l’un des trois panneaux du chef d’œuvre de perspective complexe de la Renaissance La Bataille de San Romano (v. 1438–40) de Paolo Uccello. Comme beaucoup d’artistes du vingtième siècle — parmi lesquels Giorgio Morandi, Arshile Gorky et l’ami de Reed Philip Guston — il est frappé par la densité de la peinture, impressionné par ce qu’il décrit alors comme « l’activité, le choc de l’affrontement, le faste et la situation… la confusion organisée ». Reed passe les cinq années qui suivent à élaborer une réponse à Uccello et produit sa propre série San Romano, dix grandes toiles d’une abstraction complexe et colorée qui mêle habilement diverses références au monde physique.Lorsqu’il en expose certaines en 1980 dans une galerie de New Haven, la Silvermine Guild, dont il est membre, le New York Times les décrit comme « emplies de mouvement et aux nombreuses couleurs vives Aqua-Tec… de belles peintures, extrêmement bien pensées, aux motifs éblouissants de carrés, lames, rayures, damiers et arcs de cercle, tous magnifiquement équilibrés les uns par rapport aux autres. »
En contemplant aujourd’hui ces œuvres de grande envergure parfaitement accomplies, exposées pour la première fois hors des USA chez Pilar Corrias, à Londres, on est d’emblée impressionné par leur apparence contemporaine, alors même qu’elles nous ramènent aussi à l’ère emblématique aux USA de l’abstraction et de l’abstraction post-picturale. Elles sont d’une taille monumentale, et reflètent en abstraction les lances, boucliers, pointes, bannières et étendards du tableau original d’Uccello. Les surfaces en sont majoritairement lisses avec des zones aux angles vifs où des restes de ruban adhésif de masquage sont visibles, mais elles présentent ici et là des coups de pinceaux plus physiques, expressifs et picturaux qui évoquent les riches violets de la série plus ancienne intitulée Plum Nellie.
Mais alors pourquoi, malgré l’acquisition par le Whitney de l’une des œuvres Plum Nellie en 1973 (une année particulièrement marquée par le succès de trois expositions individuelles), malgré des expositions régulières (mais petites) collectives ou individuelles depuis le début de sa carrière, malgré ses études auprès de Josef Albers, dont il deviendra ensuite un adepte particulièrement représentatif des théories sur les couleurs, malgré l’influence qu’il a exercée en tant qu’enseignant sur plusieurs générations d’étudiants de Yale, parmi lesquels Stanley Whitney, Rachel Rose et Tschabalala Self, et enfin malgré les nombreux prix et récompenses qui lui ont été décernés, Reed est-il encore aussi relativement peu connu ? Certes, c’était un homme en apparence secret, qui aimait la solitude de son studio de New Haven, mais à sa mort en 2014, ce dernier était plein de toiles, dessins, impressions et lithographies amoncelés dont bon nombre avaient leur place dans les grandes institutions. Pourquoi son nom ne figure-t-il pas au canon de l’abstraction américaine ?
Reed est né en 1938 à Charlottesville (Virginie) et termine ses études avec un MFA de Yale. Si cette phrase pourrait décrire un parcours apparemment sans heurts, il n’a certainement pas été facile pour un Afro-américain, ayant effectué sa scolarité dans un État du Sud appliquant la ségrégation, de rejoindre les milieux en théorie intégrés mais encore restrictifs — socialement et racialement — de la Côte Est. Si le peu qui a été écrit sur Reed ne fait état d’aucun incident raciste en particulier, il est connu comme un artiste « oublié » par l’histoire. On ne peut qu’en supputer les raisons exactes, mais il faut bien admettre que le monde de l’art aux USA, dominé dans les années 1960 et 1970 par le machisme de l’homme blanc, a certainement été source d’exclusion et de difficultés pour un Afro-américain. Et ce d’autant plus que Reed a opté pour l’abstraction, choisissant de ne pas se conformer aux attentes — toujours actuelles — envers les artistes noirs censés représenter leur vécu dans un monde raciste. L’équipe qui a préparé l’exposition du Whitney en 1973 aurait expliqué dans la note struggled to find terms to describe his practise « avoir beaucoup de mal à trouver les termes adéquats pour décrire sa pratique picturale ». Et ce alors que les écrits de Clement Greenberg sur l’abstraction, puis l’abstraction post-picturale, étaient déjà célébrés très largement dans les milieux américains de l’art.
Il faut dire que les œuvres de Reed n’ont jamais été totalement non-objectives, qu’elles ont toujours conservé leur caractère référentiel : les premières sont situées dans le monde réel avec les couleurs et les souvenirs de son enfance en Virginie, des titres choisis comme des références codées à des éléments autobiographiques, reproduisant des motifs de ses jeux et échiquiers d’enfant, utilisant les associations de couleurs représentatives d’écoles ou d’universités spécifiques et faisant référence aux œuvres d’autres peintres qu’il admirait. Les toiles parfois gigantesques qui suivent et leur abstraction équilibrée, colorée et harmonieuse, débordant de références aussi intéressantes que surprenantes, méritent, elles, d’entrer rétrospectivement dans l’histoire.
Basée à Londres, Liese Van der Watt est une critique d’art sud-africaine et rédactrice de C&.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
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