C’est une joyeuse agressivité ambiancée par l’œuvre sculpturale de Pascale Marthine Tayou qui habite en ce début de printemps l’espace de la Ifa galerie.
L’exposition « Kolmanskop Dream » ouvre la saison curatoriale Untie to tie initiée par Alya Sebti, explorant les intersections entre discours artistiques et sociaux liés aux structures coloniales dans les réalités contemporaines.
Ce premier chapitre rend hommage à la pensée Tout-Monde du poète et philosophe Édouard Glissant qui, par son œuvre, s’est attaché à repenser la mondialisation (au XXe siècle) dans une Relation rhizomatique entre chaque culture et localité. C’est en célébrant les cultures en contacts multipliés que se produisent, selon Glissant, des bouleversements susceptibles de refaire nos imaginaires, permettant ainsi de concevoir que nous n’abdiquons pas nos identités quand nous nous ouvrons à l’Autre (1).
Avec cette exposition solo, Pascale Marthine Tayou propose aux visiteurs de s’immerger dans une sculpture mentale de l’ancienne ville coloniale allemande Kolmanskop, devenue une topographie fantôme dans le désert de Namibie, vestige d’une histoire coloniale amnésique ensevelie par le sable. Tayou est un tisserand d’analogies, de constellations contrastées dans lesquelles matières physiques et psychiques s’entremêlent pour mieux démêler le monde des préjugés et le défaire des idées créatrices d’altérité mal placées. Il déjoue les stéréotypes exotisants sur l’Afrique en se positionnant lui-même, non sans dérision, comme responsable de la cellule « Archéologie des colonies du grand Nord Sauvage » (2) et renverse la situation en devenant l’explorateur des collections et des legs coloniaux des sociétés européocentristes. Son œuvre est une intervention métaphorique sur le devenir de ces formes. Il en fait le diagnostic entre passé simple ou composé, trace le trait d’union entre présent, imparfait, futur et avenir incertain, en plaçant l’innocence comme source de toute connaissance en puissance (3).
La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ? s’interroge Tayou. Par raison, entend-il raison d’être ? Raison raisonnable ? Ce qui est sûr, c’est qu’en tant qu’ambassadeur exemplaire de la création Tout-Monde, il nous invite à considérer la Relation comme poétique de l’être au sens agissant du mot, telle qu’Édouard Glissant la concevait (4). Il nous interroge sur la façon dont nous voulons aborder collectivement la question de l’impact des héritages coloniaux. Comment les montrer ? Quels sont les enjeux d’une telle redisposition ?
« J’aimerais enfin murmurer pour vous le sommaire de l’histoire du “fantôme colonial”, secouer l’arbre de certains de mes maux qui rôdent jour et nuit dans nos mémoires collectives, parler de la hantise et de l’injustice sans faire de nouvelles victimes, dévoiler quelques lignes des secrets que cache mon livret de chevet, chanter le cœur de mes chœurs, sans aucune rancune, vous livrer à vous-même… » Pascale Marthine Tayou (2)
Pour dessiner le sommaire de l’histoire de Kolmanskop, Tayou nous a taillé des pieux crayons de couleurs qui, accrochés sur un long pan de mur de l’espace, donnent le ton des hostilités. Des figurines en bois immiscées entre ces pieux marquent l’importance de détourner certaines représentations culturelles initiées par ceux qui ont longtemps pensé avoir tant raison en exerçant leur puissance, basée sur la réduction de l’identité d’un Autre et la destruction historique des cultures.
Au sol, un tas de sable suggère l’ensevelissement du passé. Se mêlent aux grains diamants en plastique et paillettes, évoquant le monde féerique des jouets industriels. Car Tayou ne s’en cache pas, il nous rêve telles des paillettes en vadrouille sur la piste d’une histoire commune (5). Tout au fond, se trouve une installation faite de deux branches d’arbres auxquelles sont suspendues des têtes en cristal ornées de bonnets en crochet, colliers de graines, plumes et autres bouts de tissus, propres à la facture de leur créateur. Elles nous renvoient à l’usage spéculatif de marchandises, tels que les masques en Afrique de l’Ouest, porteurs de « figures de pouvoirs » fantasmées. Loin d’être le fruit d’une tradition authentiquement locale, ils symbolisent plutôt les métamorphoses du monde et témoignent de nos rituels modernes.
Les pieux aux bouts colorés percent une trajectoire vers le Meeting Point abritant le Center of unfinished business. Une bibliothèque dont la structure métallique met en scène un dispositif de recherche panoptique, propose aux visiteurs d’interagir avec sa présentation et ses contenus dans l’intention de mettre en perspective l’écriture de l’histoire coloniale. Sur les côtés sont mises à disposition des stations d’écoute proposées par la Saout Radio qui nous immergent dans une heure de panorama sonore explorant la notion d’identité depuis différentes langues, formats et sensibilités.
Au carrefour de l’exposition, un nuage de barbelés surplombe, telle une menace psychique. En effet, franchir le pas de cet espace demande à la personne qui ose s’y aventurer d’être prête à déstabiliser son être, son propre savoir, ses acquis et à les mettre en commun, nous dit Tayou, pour parler sans hantise de l’injustice que cachent certains symboles de nos histoires communes. Comme nous l’évoque la Saout Radio : Nous sommes parce que nous sommes en relation avec l’Autre. Grâce à « Kolmanskop Dream », la pensée glissantienne circule, mettant à l’œuvre un geste de déconstruction des poncifs sur l’héritage comme construction d’identités et de territoires.
NOTES
1. Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, éditions Gallimard, 1997,249.
2. Pascale Marthine Tayou, Cahier préparatoire à l’exposition Collection Privée, catalogue d’exposition 2011, éditions Actes Sud/Parc de la Villette.
3. Pascale Marthine Tayou, 2011, 50.
4. « … Descendons le récit dans notre présent, poussons-le dans demain! Creusons dans les souffrances que voici, pour prévenir celles qui vont paraître. », Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, 1997, éditions Gallimard, p.
5. « … Cette histoire est brodée de terre et de mots pour parler des maux et trouver des soins, je parle de faux diamants et de fil d’or parce que faire des histoires, c’est ma mine d’or, c’est l’histoire d’une vie en peine éloignée de ses rêves d’», Pascale Marthine Tayou, 2011, p. 3.
Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation
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