L’auteur Vusumzi Nkomo se penche sur l’exposition personnelle de Tuan Andrew Nguyen, The Other Side of Now visible au Zeitz MOCAA au Cap, en Afrique du Sud. Cette exposition présente des films, des sculptures, des tapisseries et des photographies d’archives familiales. S’intéressant aux réalités transnationales complexes issues de la violence coloniale, elle traite des narrations plus discrètes des histoires vietnamienne, sénégalaise et marocaine. Si l’exposition présente quelques faiblesses, elle crée un espace propice à une réflexion collective et à la revalorisation de l’histoire.
Installation views, 'The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
L’histoire n’est pas réelle. Bien qu’elle semble l’être, elle est en réalité l’aboutissement logique de pratiques et de manœuvres discursives minutieuses. Autrement dit, c’est nous qui la fabriquons. Au cœur de cette exposition personnelle au Zeitz MOCAA, l’artiste vietnamien-américain Tuan Andrew Nguyen s’intéresse à notre relation rétrospective au processus que nous appelons histoire, en particulier à ses caractéristiques fictives en tant qu’ensemble d’histoires et de narrations divergentes orchestrées collectivement.
Tuấn Andrew Nguyễn, Letters From The Other Side (2024). Installation views, ‘The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
La majeure partie de l’exposition est occupée par trois films, qui en forment l’ossature éthique, politique et émotionnelle. Plus loin, des sculptures comme Singing Bowls (2022) et Ricochet (2024) réalisées à partir de métaux récupérés sur des bombes et des obus d’artillerie en laiton sont mobiles et participatives. Elles témoignent d’une logique d’engagement constante, entraînant le spectateur dans la nature indisciplinée du jeu, du mouvement et du son. Quant à la tapisserie Letters From the Other Side (2024) et la sculpture de texte murale intitulée Contact (02) (2024), tout en conservant la précision technique caractéristique de la pratique de Nguyen, ce sont probablement les œuvres les moins imaginatives en cela qu’elles reposent sur des transpositions littérales d’artefacts historiques et culturels : la tapisserie reprend des mots d’un tract de propagande et les textes muraux les mots d’un monument au Vietnam.
Tuấn Andrew Nguyễn, The Unburied Sounds of a Troubled Horizon (2022). Installation views, ‘The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
Dans ses films, Nguyen fait preuve d’une fidélité sans faille au principe qui veut que la fiction soit constitutive de l’histoire et du travail de mémoire. Ici, le fait – souvent plus proche sur le plan cinématographique de la grammaire du documentaire-comme-preuve – perd du terrain et de la cohérence, et commence à céder à une logique spéculative, la substance même du cinéma. Dans The Unburied Sounds of a Troubled Horizon (2022), une vidéo monobande, Nguyet (jouée par Nguyen Kim Oanh) est une artiste qui vit et travaille à Quang Tri (Vietnam) et s’occupe de sa mère (jouée par Truong Thuong Huyen). Les deux femmes surnagent après la guerre du Vietnam et la mort du père et mari tué par une munition non explosée. Nguyet est frustrée par ses confrontations et perceptions des objets avec lesquels elle travaille, qu’il s’agisse de les acheter ou de les vendre. Après avoir consulté sa tante, elle découvre qu’elle est la réincarnation d’Alexander Calder, le défunt artiste américain surtout connu pour ses sculptures cinétiques.
Installation views, ‘The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
Bien que je trouve que la réincarnation comme procédé narratif soit efficace tant qu’elle sème le trouble et dérange l’investissement du sujet moderne dans le déroulement linéaire du temps, je souhaiterais soulever les questions suivantes : quelles implications et risques (politiques ou autres) y a-t-il à mettre en lien la vie d’une femme vietnamienne (à savoir Nguyet) et d’une survivante de la machine de guerre mondiale de l’empire, avec celle d’un homme blanc originaire des États-Unis dans les entrailles de l’empire (à savoir Calder) ? Que gagne-t-on à cette comparaison, cette analogie ? Qui y gagne quoi ? Le bénéfice visé est-il l’implication émotionnelle d’un public international non-Vietnamien et occidental dans les exigences diégétiques du film ? Pour moi, ce que l’on gagne à mettre un homme blanc états-unien au centre de l’histoire reste un mystère.
Tuấn Andrew Nguyễn, The Specter of Ancestors Becoming, 2019. 4-channel video installation, 2k, 7.1 surround sound, 28 minutes. Film still. © Tuan Andrew Nguyen 2024. Courtesy the artist and James Cohan, New York.
Dans The Specter of Ancestors Becoming (2019), qui retrace et met en scène le legs de la guerre de résistance antifrançaise (1946-1954) et les Africains de l’Ouest – un Sénégalais dans ce cas – contraints à se battre pour les colonisateurs français, nous sommes confrontés au stigmate du traumatisme et à sa transmission en tant que legs primaire et brut des anciens colonisés. Le communiqué curatorial de l’exposition se réfère à la « solidarité vietnamienne et sénégalaise », mais ni l’artiste ni le musée n’abordent les tensions autour de la Blackness au Vietnam – ce que Frantz Fanon appelle « négro-phobogénèse » dans Peau noire masques blancs (1952), la manière dont la Blackness, et peut-être l’anti-Blackness, constituent « un anxiogène », soit une sorte de phobie irrationnelle. À l’inverse, les contradictions inhérentes à la structure mondiale de l’anti-Blackness et de la solidarité, également au Vietnam, sont aplanies. Ceci aurait dû être une problématique essentielle de la scénographie de cette exposition dans cette région du continent africain, et sera de même essentielle pour sa réception par un public (sud-) africain.
Installation views, ‘The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
Parmi les séquences époustouflantes de The Unburied Sounds of a Troubled Horizon, on compte un long plan d’une bombe explosée utilisée comme une jardinière surélevée, et un plan rapproché d’une prothèse de jambe posée par terre à côté d’un miroir renvoyant son reflet spectral. Le premier montre la brutalité de la guerre impériale et les contraintes exercées sur l’environnement, ainsi que la dégradation écologique qui en résulte, la relation entre violence et nature, ou, crûment, la nature de la violence. Le deuxième met à nu l’échelle industrielle à laquelle l’État expose les personnes sacrifiables de la Global Majority à des dommages et des risques biopolitiques. Le poids de la douleur du membre spectral redouble à la vue d’une douleur physique réelle liée à la perte d’une partie du corps et du reliquat traumatique psychique qui survit au moment réel de la violence et opère au-delà de la représentation linguistique. Les tentatives de Nguyet d’acheter et de vendre les objets avec lesquels elle travaille (tels que les bombes) révèlent (1) comment la douleur est partagée, échangée et négociée, (2) comment la guérison se heurte aux exigences de forme monétaire au sein de notre ordre social capitaliste et notre mode de production, et (3) comment la guerre reproduit et entrecroise les circuits (mondiaux) de domination raciale et la machine de mort fasciste et nécropolitique. Comme l’exprime Nguyet : « Je vis de la vente de ces choses mortes. » Refuser de se souvenir, c’est être impliqué dans l’enchevêtrement de ces forces mondiales et des histoires locales.
Installation views, ‘The Other Side of Now’, courtesy of Zeitz MOCAA. Photograph by Dillon Marsh.
Si l’on considère la préoccupation de Nguyen au sujet de l’après-vie de la violence aérienne dans le contexte de « la guerre américaine » au Vietnam (tel que l’a nommée l’artiste lors de la conférence de presse), il est curieux qu’il ne fournisse aucune vue aérienne du paysage dans aucun des films qu’il présente, dont Because No One Living Will Listen / Người Sống Chẳng Ai Nghe (2023). Il en résulte une lecture et un accès au paysage principalement à hauteur de regard humain. Chaque chose et chaque être apparaissent proches, présents, et, plus important encore, la violence qui a engendré ce contexte au départ n’est pas reproduite cinématographiquement. De plus, la décision curatoriale de ne pas avoir tous les écrans dans le champ de vision du spectateur fait qu’ils ne peuvent être perçus que comme des fragments, alors que la cacophonie acoustique mine la structure curatoriale. À l’instar de notre reconstruction rétroactive de l’histoire, le passé apparaît toujours fragmenté du point de vue critique du présent.
Tuấn Andrew Nguyễn, Because No One Living Will Listen / Người Sống Chẳng Ai Nghe, 2023. Two channel, 4K video, stereo,10 min. Film still. © Tuan Andrew Nguyen 2024. Courtesy the artist and James Cohan, New York.
Déclenché par nos vibrations corporelles et aériennes, le mouvement des sculptures de Nguyen (ou de Nguyet) évocatrices de Calder et les visages des spectateurs reflétés à leurs surfaces suggèrent que la seule posture admissible consiste à réfléchir à la manière dont on est déjà, et toujours, impliqué dans la crise, et la catastrophe que constituent notre présent néolibéral et l’ordre épistémologique par rapport à notre propre position structurelle. Les enjeux sont de toute évidence moins élevés depuis le sol du musée que depuis le paysage peuplé de sujets obligés de vivre sous la menace permanente de bombes états-uniennes non explosées.
The Other Side of Now by Tuan Andrew Nguyen, est exposé au Zeitz MOCAA à Cape Town, Afrique du Sud, jusqu’au 20 juillet 2025.
Vusumzi Nkomo est un auteur et pédagogue vivant au Cap.
Traduit par Myriam Ochoa-Suel.
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