Critique documenta 14

« Détruire les hiérarchies en son être »

Le message retentissant de la documenta 14 à Kassel est que nous devons reconnaître publiquement la multiplicité des souvenirs. Mais à quel prix ? Dans son article, notre auteur Elsa Guily se penche sur la légitimité de la critique culturelle institutionnelle.

Narimane Mari, Le fort des fous, 2017, vidéo numérique, ​vue de l'installation, Ballhaus, Cassel, documenta 14, photo: Fred Dott

Narimane Mari, Le fort des fous, 2017, vidéo numérique, ​vue de l'installation, Ballhaus, Cassel, documenta 14, photo: Fred Dott

By Elsa Guily

Pour sa 14e édition, la documenta se déroule entre Cassel et Athènes. Sa délocalisation n’a pas manqué de soulever toute une série de questions sur la légitimité de son concept, exprimant une volonté d’« apprendre d’Athènes », créant des espaces de résistances et de soulèvement en réaction à la crise économique et migratoire dont Athènes serait l’épicentre en Europe. Buzz de la part d’une institution toujours en quête de faire parler d’elle ou remise en cause profonde de certaines structures hiérarchiques du pouvoir dominant ?

Entre témoignage du paradigme de la démocratie occidentale et consécration de ses représentations politiques de faux-fuyants, la documenta 14 se veut engager une réflexion collective sur les crises contemporaines de nos sociétés. Initié par Adam Szymczyk, le concept curatorial relève d’une volonté de décentrement institutionnel et des mécanismes hiérarchisant les représentations culturelles. Le philosophe et activiste Paul B. Preciado, en charge de la programmation de rencontres publiques intitulée « Le Parlement des corps », nous questionne ainsi sur notre capacité, en tant que sujets politiques, à exercer notre liberté dans la condition contemporaine du néolibéralisme. « Le Parlement des corps » a été pensé suite aux réactions de soulèvement du peuple après le déni du Parlement grec d’accepter son « non » (ochi) majoritaire au référendum le 5 juillet 2015. C’est dans cette veine contestataire que la documenta 14 cherche à déstabiliser certaines catégories normatives des politiques identitaires (1).

Poster Slogan Can you kill The Hierarchy within you, Athènes Printemps 2017.
Photo © Jorinde Splettstösser.

Sa sélection curatoriale célèbre ainsi la présence d’artistes de perspectives africaines, dont Akinbode Akinbiyi, Sammy Baloji, Otobong Nkanga, Bili Bidjocka, María Magdalena Campos-Pons, Manthia Diawara, Theo Eshetu, Emeka Ogboh, Aboubakar Fofana, Pélagie Gbaguidi, IQHIYA, Bouchra Khalili, Rick Lowe, Ibrahim Mahama, Narimane Mari, Ernest Mancoba, Benjamin Patterson, Pope.L, Tracey Rose, Stanley Whitney, El Hadji Sy, Olu Oguibe, Negros Tou Moria, Igo Diarra et La Médina, Kettly Noël, Kendell Geers, (David Bromberg). Sans oublier les participants hors les murs de l’exposition principale, comme par exemple Douala et les interventions radiophoniques de Radio Sport Info , Younes Baba-Ali et Anna Raimondo qui organisent Saout Africa(s), Satch Hoyt ou encore Nastio Mosquito et leurs performances sonores – pour n’en citer que quelques-un.e.s –, qui sont présentés dans le cadre du programme Every Time A Ear Di Soun, curaté par Bonaventure Soh Bejeng Ndikung.

iQhiya, The Portrait, 2016, performance, Athens School of Fine Arts (ASFA)— rue Pireos (“Nikos Kessanlis” Exhibition Hall), documenta 14, photo: Stathis Mamalakis

Un des points fort de cette documenta aura été d’inviter plusieurs collectifs d’artistes pour mettre en avant l’importance de la dimension de solidarité, tant la pluralité des mondes de l’art permet difficilement à chacun d’acquérir une reconnaissance institutionnelle et une visibilité égale sur le marché de l’art mondialisé. C’est dans cette dynamique que s’est créé le collectif iQhiya, au Cap, autour de plusieurs étudiantes de l’université Michaelis School of Fine Art, dont Asemahle Ntonti, Bronwyn Katz, Buhlebezwe Siwani, Bonolo Kavula, Charity Kelapile, Lungiswa Gqunta, Matlhogonolo Kelapile, Sethembile Msezane, Sisipho Ngodwana, Thandiwe Msebenzi, et Thuli Gamedze. Fatiguées du manque de reconnaissance accordé aux artistes femmes noires en Afrique du Sud, elles décident de se regrouper pour renforcer leur visibilité. iQhiya vient de la langue bantoue xhosa et symbolise pour elles l’amour infini, un espace entre-femmes solidaire. Pour la documenta, iQhiya présente Monday (2017), une installation performée montée à partir de tables d’écolier et animée par des projections vidéo dans les souterrains de la KulturBahnhof. En réanimant des mémoires, elles rendent hommage aux rôles tenus par les femmes noires dans des mouvements de résistance et s’inscrivent dans la tradition d’artistes telles que Helen Sebidi ou bien Noria Mabara.

Stanley Whitney, vue de l’installation documenta Halle, Cassel, documenta 14.
Photo © Elsa Guily

Ce qui rend l’art politique, ce n’est pas seulement le contenu de l’œuvre, mais surtout le contexte dans lequel il est interprété et réapproprié. Avec ses orchestrations chromatiques, Stanley Whitney en est un exemple pertinent. C’est à la fin des années 1960, à l’heure des protestations antiracistes du mouvement des droits civiques, que Whitney poursuit son exploration de l’abstraction à New York.  Il traduit la polyrythmie visuelle d’un artiste tel que Cézanne et celle du jazz de Charlie Parker, défiant ainsi le racisme structurel qui minimise la visibilité d’artistes noir.e.s de l’histoire de la peinture abstraite américaine.

Autre œuvre incontournable de cette édition: Le Fort des fous de Narimane Mari. Par la mise en image d’ellipses et de métaphores, le film développe une réflexion sur le déplacement, la réappropriation du récit de l’histoire et la réactivation des mémoires comme stratégies de résistance. L’espace de l’écran n’est pas resté impensé. Bien au contraire, il se déplace même dans la sculpturalité d’une montagne de coussins grisonnants dans laquelle nous sommes invité.es à nous immerger. Hébergée dans l’ancien Ballhaus, résidence du roi Jérôme Bonaparte, cette œuvre se regarde confortablement, mais aussi barricadé.e face à l’imposante histoire impérialiste contenue dans les murs de cette bâtisse de style classique. En finissant par la mise à l’écran du point de vue d’un militant athénien, interviewé sur son expérience de résistance face à la crise économique, Le Fort des fous retrace la généalogie du système d’exploitation et d’oppression capitaliste trouvant ses sources dans l’histoire du colonialisme impérial-européocentrique. Ce film rappelle que les choses n’ont pas tellement changé mais se déclinent seulement dans de nouveaux rapports économiques et politiques. Les systèmes de domination par la culture demeurent une forme de néocolonialisme. Comme l’explique le militant : Civilisation, a lot of time, means death. L’enjeu reste de constituer un corps politique dans l’inconciliable de nos différences postcoloniales et de penser l’histoire aussi du point de vue de sa réception et de sa réappropriation par des mémoires blessées ou oubliées.

Pope.L, Skin Set Project (1997– ), Tinte, Filzschreiber und Farbe auf Papier
, 27,9 × 21,9 cm. Photo: C&

Porter une reconnaissance publique de mémoires multiples aura sans doute été l’enseignement tiré par cette documenta, mais à quel prix? Qui récupère cette production discursive? Quelles sont les conséquences d’une telle contradiction, à savoir défendre des pratiques directement créées sur des schémas de résistances et d’auto-organisations… d’auto-organisations, dans un cadre institutionnel sponsorisé par le gouvernement allemand, ses lobbys de la finance et de l’industrie, premiers investisseurs dans la fracture Nord/Sud, la crise financière en Grèce et l’appauvrissement croissant des populations ? La documenta est a priori mal placée pour se faire le médiateur d’une voie populaire. Mais c’est peut-être la recherche même de cette contradiction qui constitue les tenants et les aboutissants de ce projet, pour ne provoquer au final qu’un déplacement symbolique qui aura engendré les tweets, les likes, les dislikes. Son ouverture à Cassel aura permis au président fédéral allemand Steinmeier d’acquiescer au bon fonctionnement démocratique de l’institution « qui ne se laisse pas politiquement instrumentaliser », selon lui, puisque elle est prête à ériger des œuvres monumentales dédiées aux réfugiés et à célébrer la crise migratoire, dans ce cœur de la ramification culturelle d’après-guerre. « Apprendre d’Athènes » aura donc été propice aux transformations du capitalisme à marchandiser des représentations de minorités et de dissidences, dans une rhétorique de crise et un voyeurisme consumériste du désastre.

Hans Haacke, Wir (alle) sind das Volk—We (all) are the people, 2003/2017, cinq panneaux, vue de l’installation, Friedrichsplatz, Cassel, © Hans Haacke/VG Bild-Kunst, Bonn 2017,

Certes la documenta n’est pas une entité en soi. Pour beaucoup de ses acteurs, cela aura été avant tout un prétexte de dire un processus de transformation et d’expressions critiques singulières. Cette 14e édition aura su respectablement, dans le choix de ses artistes, remettre en cause une épistémologie européocentrique de l’histoire de l’art, mais elle est impartialement restée, en tant qu’institution politique, dans son imaginaire élitiste, de l’entre-soi de normes bourgeoises, comme les réactions houleuses du peuple à Athènes en témoignent (2). À savoir si la documenta est devenue « apatride » et si elle est en phase de « transition lente », de sortir d’elle-même, comme Preciado a pu l’évoquer, seule la critique que nous en faisons nous le dira (3). Pour cela il reste à se défaire de bien des hiérarchies à l’intérieur de chacun.e (4). La tâche n’est pas facile, car comme le précise le militant athénien dans Le Fort des fous : What I want is totally different of what I hope.

 

(1) Voir Paul B. Preciado http://www.liberation.fr/debats/2017/04/07/l-exposition-apatride_1561303

(2) Pour une critique sociopolitique plus en profondeur de la documenta en tant qu’institution et pour une brève compréhension des enjeux de l’histoire politique et économique en Grèce, liée à la polémique autour de la documenta à Athènes, lire la discussion de Yanis Varoufakis et iLiana Fokianaki : http://www.art-agenda.com/reviews/we-come-bearing-gifts—iliana-fokianaki-and-yanis-varoufakis-on-documenta-14-athens/

(3) Voir Paul B. Preciado http://www.liberation.fr/debats/2017/04/07/l-exposition-apatride_1561303

(4) Directement inspiré et en référence donc au slogan critiquant la présence de la documenta 14 à Athènes : Can you kill the hierarchy within you? Citation tirée d’un poster collé au mur dans les rues d’Athènes, printemps 2017.

 

Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation 

 

 

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