Rose Jepkorir a rencontré l'artiste new-yorkaise pour discuter avec elle de son œuvre qui investit les lieux étranges de l'entre-deux à travers l'abstraction.
L’œuvre de Julie Mehretu présente deux registres rythmiques – l’un qui fabrique la syntaxe telle qu’elle se développe et l’autre, plus abstrait, se manifeste à travers une harmonie indistincte de formes, de lignes, de flous, de gravures, de motifs, de couleurs et de fragments. Dans le domaine de l’abstraction, la dimension des possibles est essentielle, car elle permet d’inventer un monde visuel dans lequel différents types de signifiants sont associés – des marques anciennes aux formes plus récentes de l’iconographie et des symboles que nous consommons et employons. Il existe un lieu et une manière particulière avec laquelle ces signifiants peuvent être réunis afin de générer un sens différent de l’expérience incarnée. Pour Mehretu, la peinture est un moyen de réaliser des choses à travers un travail créatif, mais aussi un instrument de relation avec le monde et ce qui se passe autour d’elle. Actuellement, son travail et sa pratique investissent l’esthétique de l’incertitude et de l’instabilité. Une sorte de réalité vertigineuse de l’instabilité.
L’exposition actuelle de l’artiste à la galerie carlier gebauer de Berlin s’intitule Metoikos (in between paintings), un mot grec qui signifie la chose ou le lieu étrange(r)s de l’entre-deux [terme qui a donné « métèque » en français]. Il était employé pour désigner les personnes venues d’ailleurs qui occupaient une position intermédiaire entre les individus étrangers en visite et ceux, citoyens en Grèce. Ces personnes étaient reconnues comme membres de la communauté, mais soumises à des restrictions en matière de mariage, de propriété, de vote, etc.
Dans l’espace de la peinture, les surfaces floues et les images méconnaissables représentent un entre-deux, des expériences indéterminées, simplement illisibles. Les compositions, plutôt que descriptives, sont des expériences abstraites viscérales inspirées par ces pensées et réalités. Nos différentes expériences incarnées impliquent une appréhension variable de ces réalités, en associant nos propres subjectivités à l’œuvre. Notre façon d’essayer de leur donner un sens, le degré de notre immersion, l’expérience physique que nous en faisons diffèrent selon nos expériences vécues et les autres références qui accompagnent notre regard tourné vers ces images. Les toiles ne sont pas des propositions, elles laissent une grande liberté à notre lecture. Elles peuvent véhiculer un sentiment d’interrogation, sans constituer des arguments ou des affirmations. Elles offrent une expérience visuelle ancrée dans le temps.
L’approche de Mehretu en matière de création, et non pas nécessairement dans les peintures, insiste sur l’invention de possibilités alternatives. Face à la terreur et à la persécution, l’invention du plaisir et de la joie est une nécessité permanente. C’est à partir de ce lieu de résistance, de réinvention, de créativité et de détermination, et ce, malgré tous les efforts déployés pour les anéantir, que quelque chose d’autre peut émerger en faveur de la persistance et le rayonnement de la joie et de la culture. Mehretu situe ces réflexions à partir de l’expérience Noire et queer, y compris dans un état du monde qui pense la négritude comme une condition, qu’Édouard Glissant décrit comme une condition planétaire – une condition des multitudes. Que l’on pense à la musique ou à l’histoire des personnes réduites en esclavage et forcées à migrer, les efforts pour la vie ont été continus et ceux visant à l’anéantir n’ont pas abouti. On ne peut pas omettre l’importance dévastatrice des dégâts, des blessures ni sublimer ces pertes. Mehretu fait également référence aux mots de Fred Moten sur la douleur et la joie Noires : rechercher la possibilité de la joie malgré la douleur et la souffrance.
Julie Mehretu : Metoikos (in between paintings) est présentée jusqu’au 13 novembre 2021 chez carlier | gebauer à Berlin. Et le Walker Art Center Minneapolis présente une exposition rétrospective jusqu’au 7 mars 2022.
Née à Addis-Abeba, en Éthiopie, et installée à Harlem, à New York aux États-Unis, Julie Mehretu (née en 1970) est surtout connue pour ses peintures abstraites composées d’une variété de matériaux, de traces et de significations. Ces toiles et œuvres sur papier font référence à l’histoire de l’art, de l’architecture et des civilisations passées tout en évoquant certaines des conditions les plus contemporaines, notamment la migration, la révolution, le changement climatique, le capitalisme globalisé et la technologie.
Par Rose Jepkorir.
Traduit par Gauthier Lesturgie.
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