Dans le cadre d'une nouvelle série, C& et Arts Everywhere commandent des essais et des articles inspirés par les livres présentés dans le Center of Unfinished Business de C&, actuellement installé à l'ifa Galerie à Berlin. Dans ce premier essai, l'universitaire et auteure allemande Fatima El-Tayeb explique comment les institutions européennes se sont constamment approprié les personnalités historiques noires, tout en refusant aux Africains leur propre histoire.
La femme africaine la plus célèbre de l’Antiquité – sans doute l’une des femmes les plus célèbres de l’Antiquité, tout court – est quasiment allemande. En effet, chaque année, des centaines de milliers de personnes affluent dans la capitale du pays, où elle réside depuis un siècle, pour admirer son célèbre portrait. Je veux bien sûr parler de la reine égyptienne Néfertiti.
Le buste de Néfertiti est conservé au Neues Museum de Berlin, sur la célèbre « Île aux Musées » de la ville. Le gouvernement allemand refuse catégoriquement de le restituer à l’Égypte, ce que les autorités égyptiennes réclament pourtant depuis 1925. Pour justifier ce refus, les responsables de l’Allemagne ne vont pas jusqu’à revendiquer Néfertiti comme un trésor national, mais plutôt comme appartenant au monde entier. Lorsque l’Allemagne a rejeté la demande égyptienne pour la dernière fois en 2011, le sous-secrétaire d’État à la culture a déclaré : « L’art fait partie du patrimoine universel de l’humanité et, où qu’il se trouve, il doit être accessible au plus grand nombre. » Cette accessibilité est assurée à Berlin plutôt qu’au Caire, du moins pour les personnes qui comptent, puisqu’une grande partie du monde n’est pas autorisée à entrer en Europe, en particulier les personnes originaires des régions auxquelles les œuvres d’art qui remplissent les musées européens ont été volées au temps du colonialisme.
Et le buste en question a effectivement été volé ; les législations coloniales que les nations européennes invoquent pour faire valoir leurs revendications contemporaines étaient fondées sur le droit de l’Occident d’exploiter les « races inférieures ». Le musée universel éclairé célébrant l’humanisme européen n’a été possible que dans la mesure où les puissances européennes ont pu acquérir de l’art pour rien. Et elles continuent à en profiter : retirer Néfertiti au Neues Museum (ou la porte d’Ishtar au Pergamon Museum) porterait un coup considérable à l’industrie touristique de Berlin et pourrait coûter à l’Île aux Musées son statut de site du patrimoine mondial de l’UNESCO. Nous ne sommes pas là non plus face à un phénomène appartenant au passé : l’art devient un investissement de plus en plus important pour les riches, mais aussi pour les multinationales directement impliquées dans l’exploitation néocoloniale. L’Irak a été pillé non seulement au cours du dix-neuvième siècle, mais aussi après l’invasion par les États-Unis en 2003. Si la protection de l’art préislamique contre Daesh apporte une légitimation supplémentaire à l’Occident, le commerce lucratif de l’art irakien et syrien vendu principalement à l’Europe, aux États-Unis et aux États du Golfe reste aussi peu exploré que la destruction de sites historiques destinée à construire des bases états-uniennes.
La question des objets culturels volés n’est qu’une petite partie, quoiqu’importante, du débat sur l’héritage colonial. Les quinze nations des Caraïbes qui forment le CARICOM ont directement examiné cette question en 2013 lorsqu’elles ont invité l’Europe à un « dialogue réparateur » sur les répercussions de l’esclavage, du colonialisme et du génocide (cet appel est resté sans réponse). L’immense valeur économique de pièces volées telles que le buste de Néfertiti, estimée à 350 millions d’euros, pose la question des réparations financières, mais le colonialisme s’est aussi accompagné d’un lavage de cerveau culturel systématique : dans les écoles publiques et missionnaires, on enseignait aux « indigènes » la supériorité européenne et leur propre infériorité et absence de culture (parallèlement, les colonialistes volaient systématiquement autant d’artefacts culturels soi-disant inexistants qu’il leur était possible de mettre la main dessus). L’Afrique en particulier est devenue le continent « sans histoire ». Des siècles, voire des millénaires d’échanges culturels ont été effacés des archives historiques. En attendant, les témoignages de la culture africaine, tels que le buste de Néfertiti, sont proclamés « patrimoine universel de l’humanité », alors qu’ils sont en réalité considérés essentiellement comme européens. Il est révélateur que le site de l’île aux Musées qui abrite le buste soit consacré à l’art de « l’Europe et de la Méditerranée élargie », tandis que les objets africains et autres œuvres « non européennes » seront regroupés dans le Forum Humboldt. L’inclusion subreptice de la « Méditerranée élargie » dans le patrimoine culturel de l’Europe est d’autant plus choquante que la Méditerranée représente actuellement une fracture culturelle, économique, religieuse et politique qui trace littéralement la frontière la plus meurtrière du monde (en particulier pour les personnes originaires de cette « Méditerranée élargie »). C’est aussi la continuation d’une longue tradition occidentale de séparation de l’Égypte du reste du continent (en insistant sur le fait que si elle a pu engendrer une civilisation notable, elle ne peut être ni africaine, ni noire).
L’écriture et la présentation des récits historiques dominants – dont les musées sont l’un de leurs principaux lieux de vie – visent autant à cacher qu’à rendre visible, à prétendre que l’histoire progresse automatiquement et inévitablement, que le présent suit nécessairement un passé qui a logiquement conduit à cet ici et ce maintenant, à effacer les passés alternatifs qui laissent entrevoir la possibilité de futurs autres. Toutefois, il existe toujours des contre-récits pour nous rappeler que ni le passé ni l’avenir ne sont gravés dans le marbre. Ces récits nous offrent le contexte nécessaire pour comprendre que les vérités historiques dominantes relèvent de la subjectivité et servent des intérêts particularistes, des intérêts qui peuvent et doivent être remis en question. Black Women in Antiquity d’Ivan van Sertima est l’un de ces contre-récits, qui retrace la longue histoire des femmes noires en Afrique et dans la diaspora, et nous permet de nous réapproprier Néfertiti, non pas comme un simple trophée colonial, mais plutôt comme une partie de cette – de notre – histoire.
Fatima El-Tayeb est une historienne et autrice allemande, actuellement professeure de littérature et de culture afro-américaines à UC San Diego, Californie, États-Unis.
La première itération de notre C& Center of Unfinished Business s’est tenue à l’ifa-Galerie, à Berlin, en Allemagne, du 30 mars 2017 au 30 mars 2018.
Livre : Black Women in Antiquity, sous la dir. d’Ivan Van Sertima, 1988
1) Institutions culturelles : les nations européennes ont investi dans le développement d’institutions telles que les musées et les centres de recherche afin de former leurs populations à la compréhension de leur histoire impériale, qui les définissait en tant que souverains et bénéficiaires de l’esclavage. Il n’existe pas de structures de ce type dans les Caraïbes, où les crimes ont été commis et dont les victimes ont été privées de leurs expériences et de leur mémoire institutionnelle et culturelle. Il nous faut remédier à cette détresse.
2) Carence culturelle : le principal effet culturel de l’esclavage a été de rompre et d’éradiquer l’attachement des populations africaines à leur culture. La culture africaine a été criminalisée et le fondement culturel de l’identité a été anéanti. Les peuples africains ont été déculturés et restent aujourd’hui démunis en matière de légitimité culturelle et de dispositifs institutionnels appropriés. Ces questions représentent l’héritage colonial de l’esclavage et doivent être traitées.
CARICOM Reparations Commission 2013
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