Le modèle noir : de Géricault à Matisse

Sortir de l’anonymat

De par sa thématique et sa présentation dans une institution de renom, l’exposition « Le modèle noir : de Géricault à Matisse » est une première en France. Hébergée par le musée d’Orsay, elle traite de l’importance des modèles noirs dans la création artistique en les identifiant et renommant les œuvres d’art en conséquence, nous explique Dagara Dakin.

Édouard Manet, Laure, 1863. Oil on canvas, 130 x 190 cm (via Wikimedia Commons, Musée d’Orsay, Paris)

Édouard Manet, Laure, 1863. Oil on canvas, 130 x 190 cm (via Wikimedia Commons, Musée d’Orsay, Paris)

By Dagara Dakin

Née d’une collaboration fructueuse entre la France et les États-Unis, l’exposition s’appuie sur la thèse que la chercheuse Denise Murell a soutenue en 2013 à l’université Columbia. « Après une première étape à la Wallach Art Gallery, le musée d’Orsay et Le Mémorial ACTe (Pointe-à-Pitre) poursuivent cette interrogation de la modernité par le prisme du modèle noir [1]. » Toutefois, dans sa version française, le sujet s’inscrit dans une temporalité nouvelle. Ainsi, l’étape française s’articule autour de trois moments forts : le temps de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (1794-1848)[2], le temps de la nouvelle peinture (Manet, Bazille, Degas, Cézanne) et le temps des premières avant-gardes du XXe siècle. Ce projet ambitionne, dans sa réalisation, un changement des mentalités. La tâche s’annonce immense.

La lumière portée sur ces modèles éclaire dans le même temps l’histoire de la condition noire au XIXe siècle. Une période complexe, comme le spécifient Anne Lafont et David Bindman : « Les tableaux de Delacroix, Géricault, Manet, Matisse… ont été choisis dans la perspective du modèle noir, mais aussi parce que la tranche historique retenue est particulière et demande une contextualisation fine et spécifique. En effet, le XIXe siècle est peut-être le siècle le plus complexe et le moins bien compris dans l’histoire de la « race » en Occident et probablement plus encore en France. D’un côté, ce fut l’époque glorieuse des abolitions de l’esclavage dans tous les pays d’Europe et d’Amérique mais, de l’autre, ce fut également l’époque de la stabilisation de la caution scientifique du racisme et de son efflorescence, sous différentes formes qui eurent, immédiatement et sur une longue durée, des conséquences catastrophiques [3]. » La complexité de ce contexte historique aurait dû inciter les initiateurs du projet à restreindre les angles d’approche. Mais tel n’est pas le cas. Ce qui a pour défaut de rendre la lecture du propos plus difficile. On n’est alors pas loin de la confusion. On s’y perd entre le modèle d’atelier choisi et parfois rétribué – à l’exemple du célèbre Joseph – pour son activité et les personnages publics comme Alexandre Dumas, ou encore Joséphine Baker, etc. Sans parler de l’étendue de la période historique abordée qui voit d’autres faits majeurs s’additionner à ceux déjà évoqués. À cela il faut ajouter la multiplicité des supports exposés (peinture, photo, affiche, vidéo, etc.). Cela fait beaucoup.

Édouard Manet, Portrait of Laure (Detail), 1863. Pinacoteca Giovanni e Marella Agnelli, Turino.

« Le nom est la première chose que les esclaves se font voler.[4] » (Aimé Césaire)

Cette confusion nous ferait presque oublier une des démarches à la portée symbolique forte orchestrée par les organisateurs de l’exposition, à savoir « retrouver l’identité des modèles d’atelier longtemps restés anonymes, et […] mettre en évidence leur histoire et leur parcours [5] ». Dans ce sens, les commissaires se sont évertués à identifier les modèles et, bien que tous n’aient pas pu être nommés, le fait de renommer les œuvres tout en conservant les anciens titres doit être salué. Ce parti pris visant à une réhabilitation – d’aucuns diraient une « réparation » – est clairement énoncé par Anne Higonnet dans les pages du catalogue de l’exposition : « Dans la mesure du possible [dit-elle], changeons un titre anonyme en un nom. Plus de La Négresse de Manet, mais Portrait de Laure. Orientons nos recherches vers la découverte de ces noms, et si nous ne trouvons pas, expliquons pourquoi ? Donnons un nom à notre ignorance. Nommons les conséquences de l’histoire [6]. »

C’est dans cette logique que les termes noir et nègre ou négresse ont été substitués soit par les prénoms retrouvés, soit par d’autres termes qui n’essentialisent pas les individus représentés.

Ainsi, la célèbre huile sur toile de Marie-Guillemine Benoist alors titrée Portrait d’une négresse et datée de 1800, s’est muée en Portrait de Madeleine. Bien que, souvent, seuls les prénoms aient pu être retrouvés, force est de constater que cette démarche humanise le modèle, là où son anonymat le réduisait à sa seule fonction. D’aucuns souligneront qu’un prénom n’a pas valeur de nom. Mais cette absence de nom à une signification historiquement forte et le fait que l’on n’ait pas pu retrouver les noms de ces modèles ne fait que renforcer la portée de cette histoire.

Marie-Guillemine Benoist, “Portrait of Madeleine”, 1800.

Depuis son ouverture au mois de mars dernier, l’exposition a majoritairement bénéficié de critiques plutôt élogieuses. Mais quelques voix discordantes, voire tranchantes comme celle de la politologue Françoise Vergès, se sont aussi fait entendre. Elle évoque notamment sa déception. « En d’autres termes [dit-elle], en 2019, une exposition plus tranchante était possible, dérangeant de manière plus ouverte les présupposés raciaux de la société française. » (cf. texte « Corps noirs, vie muette. Quand le modèle noir masque l’histoire de la fabrication du blanc », paru sur le site DOCUMENTATIONS.) Nul doute, cette exposition est loin d’être parfaite et ces voix apportent un contrepoint à l’enthousiasme ambiant et incitent à la modération. Il n’en demeure pas moins que ce projet initie une discussion, ouvre des voies à d’autres propositions à venir. En tout cas on l’espère.

On soulignera également l’importance que revêt le choix de présenter ce sujet au musée d’Orsay – institution muséale dont l’objet d’étude ne relève ni du champ de l’ethnologie ni de celui de l’anthropologie, mais bien de l’histoire de l’art. Faut-il prendre cela comme l’expression d’un tournant ? Cela reste encore à voir.

Ceci mis à part, comme le soulignent les commissaires : « ‟Le modèle noir de Géricault à Matisseˮ fait enfin droit à l’autre acteur du dialogue historique que nous explorons, ces femmes, ces hommes, issus majoritairement d’Afrique ou des Antilles, auxquels certains artistes donnent un visage, une énergie, une vie intérieure, une individualité en rupture plus ou moins complète avec les codes d’une négritude convenue ou négative [7]

Le modèle noir : de Géricault à Matisse est au Musée D’Orsay, Paris, France, jusqu’au 19 juillet 2019.

 

Dagara Dakin est critique d’art et curateur indépendant basé à Paris.

 

[1] Laurence des Cars, Jacques Martial, préface du catalogue Le modèle noir, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion, p. 12, 2019.

[2] Abolis une première fois en 1794, l’esclavage et la traite seront ré-établis par Napoléon 1er en 1802, puis finalement abolis à nouveau en 1848.

[3] Anne Lafont et David Bindman, « L’art, les cultures et les figures noirs en exposition », in catalogue Le modèle noir, p. 25, 2019.

[4] Aimé Césaire cité par Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell, Isolde Pludermacher, in catalogue Le modèle noir, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion, p. 15, 2019.

[5] Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrell, Isolde Pludermacher, in catalogue Le modèle noir, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion, p. 15, 2019.

[6] Anne Higonnet, « Renommer l’œuvre » in catalogue Le modèle noir, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion, p. 27, 2019.

[7] Cécile Debray, Stéphane Guégan, Denise Murrel, Isolde Pludermacher, in catalogue Le modèle noir, coédition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion, p. 15, 2019.

 

 

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