Cinq cartes postales de Rosie Olang

C’est la Suisse, Darling

Lors d’un voyage de recherche en Suisse, la curatrice Rosie Olang a écrit sur ses impressions à travers cinq cartes postales adressées à un être cher à Nairobi.

A collage made using ephemera collected during the trip. Photo: Rosie Olang’ Odhiambo

A collage made using ephemera collected during the trip. Photo: Rosie Olang’ Odhiambo

By Rosie Olang’ Odhiambo

Darling,

Je suis arrivée à Bâle peu après 18 heures aujourd’hui et il faisait encore jour lorsque j’ai rejoint l’hôtel après 20 heures. L’été est bel et bien là et cela me rappelle à quel point tu aimes les journées plus longues à cette époque de l’année. L’aéroport de Bâle-Mulhouse est situé à la frontière de la Suisse et de la France : il m’a paru étrange que l’on puisse sortir vers l’un ou l’autre des deux pays, comme pour rappeler l’arbitraire des frontières.

J’ai hâte de rencontrer tout le monde demain. J’ai le sentiment que les jours vont passer vite. Dix jours à travers le paysage artistique suisse. On commence à Bâle, on s’arrête à Berne, puis à Genève et à Lausanne avant d’arriver à Zurich. J’espère qu’il y aura aussi quelques surprises. Le mois dernier, pendant la rencontre en ligne, nos hôtes, les commissaires Camille et Mohamed, semblaient enthousiastes à l’idée d’adapter les journées en fonction de nos centres d’intérêt. Je suis impatiente de voir comment tout cela va se dérouler.

J’ai aussi oublié de prendre l’adaptateur universel (je vois exactement où je l’ai laissé) et tous mes appareils clignotent rouge. Bref, on verra bien demain. À l’écoute des poèmes de Danai Mupotsa présentés lors du symposium Think from Black plus tôt cette année, je comprends pourquoi M. en parle avec passion. Je pense que tu les aimerais aussi.

Avec amour

 

La plupart des autres participantes sont arrivées aujourd’hui : quelle joie de se rencontrer en personne ! Et pas seulement sous la forme de petits avatars en ligne. Khanya du Cap, Oyinda qui travaille à Lagos, Essé qui est maintenant basée à Accra, Sarah d’Addis et Mirembe qui travaille actuellement entre le Cap et Kampala.

Je me suis réveillée avec une certaine excitation, comme un premier jour d’école, qui s’est prolongée tout au long de la journée. On a commencé par l’exposition des Swiss Art Awards, qui m’a confirmé l’importance des prix dans la carrière des artistes. Il s’agit d’une bourse qui permet de se consacrer à son travail, loin des pressions quotidiennes liées à la difficulté de joindre les deux bouts. Je trouve remarquable de récompenser jusqu’à six artistes au lieu d’une seule personnalité « élue » ou parfois jusqu’à trois et, comme le dit notre philosophe Lady Donli, « diviser le moi-moi national, diviser le gâteau national ».

Aujourd’hui, l’équipe de Pro Helvetia et d’artlink qui a organisé le voyage nous a fait dîner dans un charmant restaurant thaïlandais appelé Boo. Cette savoureuse cuisine et la compagnie ont certainement été un excellent remontant pour la mi-journée avant de nous rendre à Liste pour le reste de l’après-midi. Il y a tellement de choses à découvrir, mais je me suis finalement résignée au fait que je ne pourrai pas tout voir. Je vais te spammer avec des photos des expositions d’aujourd’hui – tu les auras déjà reçues bien avant que cette lettre ne te parvienne.

Avec amour

 

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !

J’ai été émue aux larmes aujourd’hui à la Fondation Beyeler devant le travail de Doris Salcedo. L’espace semblait sacré. À travers les neuf installations de grandes dimensions, chaque personne se déplaçait équipée d’un guide d’exposition de la taille de la main, une expérience propice à des moments d’intimité, mais aussi à un émerveillement partagé. La rigueur de Salcedo est indéniable, tout comme les gestes de tendresse qu’elle adopte pour nommer, remémorer et faire le deuil des victimes des réalités sociopolitiques violentes et excluantes qu’elle aborde dans son travail. J’ai lu une conversation entre elle et Tim Marlow dans laquelle elle explique : « Je dois trouver des moyens de parler de la violence sans la recréer […]. Dans mon travail, chaque vie humaine compte. Chaque vie devrait être choyée. Les souffrances et les expériences extrêmes de chaque individu doivent susciter la peine de tout le monde. »

La dernière fois que j’ai fabriqué des zines avec R., ils faisaient référence à l’essai de Keguro dans lequel il affirme « On ne peut pas faire preuve de paresse en matière de forme », et cette sensibilité liée à une attention doucement réfléchie fait écho ici.

C’est peut-être une façon assez alambiquée de te demander : quand as-tu pleuré pour la dernière fois devant une œuvre d’art, quelle que soit sa forme ?

 

Ces derniers temps, je réfléchis de plus en plus aux livres en format de poche. La simplicité de faire passer un petit trésor d’une personne à l’autre. Ce mode d’édition me fait cogiter. Tu considères bien sûr que les anthologies sont la somme des parties rassemblées, mais que se passerait-il si certaines de ces parties étaient des extraits imprimés d’écrits plus longs, ou un dépliant, ou une brochure de quelques poèmes ? La série Kwanini et Chimurenganyana comptent parmi mes références et j’ai également vu de superbes exemples à la foire du livre Never Have I Read, où j’ai absolument dépassé les limites de mes dépenses pour Bâle.

Nous sommes aussi passés par la Librairie la Dispersion quand nous étions à Genève et j’ai été fascinée par le soin apporté à l’aménagement de l’espace, avec une large sélection de livres du monde entier, et une très belle section pour le jeune lectorat. J’y ai glané quelques autres titres, dont Quantum Listening de Pauline Oliveros. J’ai hâte de connaître ton opinion sur ce texte. Je te suis toujours reconnaissante de m’avoir fait découvrir son travail il y a déjà longtemps maintenant grâce à Sonic Meditations.

Dans un passage, elle déclare : « Je vois et j’entends la vie comme une grande improvisation – je reste ouverte au monde des possibilités d’interaction dans le champ quantique avec soi-même et les autres – la communauté – la société – le monde – l’univers et au-delà ».

Ne peut-on pas y voir un manifeste pour la vie, quelque chose à quoi consacrer le reste de son existence ?

 

Darling.

Je suis quelque peu surprise de la rapidité avec laquelle lundi dernier a fait place à ce lundi.

La dernière étape du voyage est maintenant entamée, et nous sommes à Zurich cet après-midi. J’ai été heureuse d’arriver alors que les drapeaux de la fierté étaient encore hissés après le défilé du week-end dernier. Aujourd’hui est une journée libre et on a pu lire nos courriels et préparer ce qui nous attend après notre départ mercredi.

J’ai passé la soirée assise au bord de la rivière à manger une salade de supermarché excessivement chère, en écrivant dans mon journal que je n’ai pas réussi à tenir pour être honnête, mais j’ai tout de même établi une brève liste des plaisirs de ces derniers jours dont voici une version abrégée :

– Les fleurs sauvages à trente minutes de marche de la Fondation Opale et de sa brillante exposition,Interstellar.

– Les trajets en train : les conversations, les siestes et les panoramas entre les villes.

– L’infini bleu du lac et les montagnes au loin.

– La visite à la Kunsthalle Bern pour y voir l’exposition de Jackie Karuti, Body Machine Location. (J’ai adoré, adoré le jeu sur l’espace avec l’installation et la distorsion du temps dans l’œuvre vidéo). L’article publié dans la revue Mousse est tout à fait juste.

– Avoir eu la chance de danser inlassablement sur le set de Juliana Huxtable à la House of Mixed Emotions, mercredi soir, en compagnie de personnalités spectaculaires.

– L’exposition Photomachinées à la Collection de l’Art Brut et les cartes postales en vente dans la boutique.

– Déjeuner aux Parfums de Beyrouth à Genève – la cuisine libanaise était délicieuse à s’en lécher les doigts.

– Le zine Wages for, Wages Against (je pense que tu vas adorer, j’en ai emporté quelques exemplaires pour les camarades aussi).

– La dernière soirée à Genève, à Cherish (une communauté d’artistes adorable) puis sortir dans la ville.

– La dernière soirée à Zurich et le merveilleux repas-partage organisé à la Zentralwäscherei.

– La petite baignade culottée dans la Limmat après l’orage.

La perspective de te retrouver bientôt.

Toujours, toujours, toujours.

 

Rosie Olang’ Odhiambo est une écrivaine, une artiste et une conservatrice indépendante qui vit et travaille à Nairobi, au Kenya.

 

Ce texte a été réalisé avec le soutien de Pro Helvetia Johannesburg, la Fondation suisse pour la culture.

 

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