Au Palais de la Porte Dorée, une exposition collective sous la direction de la commissaire générale Meriem Berrada soulève des questions importantes sur la violence épistémologique en France
En chemin vers la tour Eiffel par une journée de printemps, je suis tombé sur un mémorial de la guerre d’Algérie face à la Seine et me suis fait la réflexion suivante : wouaou, il y a du progrès. À la lecture attentive de l’inscription, il m’est toutefois apparu clairement que le mémorial était là en mémoire des vies perdues en combattant pour l’impérialisme français – et non pas des millions de vies algériennes perdues sur le sol de l’Algérie. La plaque ne faisait aucune allusion à ce que la France avait bien pu faire lors de cette guerre en Afrique, ni aux vies des Algériens massacrés 4 kilomètres plus bas, près du pont Saint-Michel, pour avoir manifesté contre cette guerre en 1961. Un massacre au grand jour au centre de Paris, largement censuré par l’État et la presse dans le pays de la liberté jusqu’en 1998. Il avait été orchestré par le même fonctionnaire qui avait collaboré avec les nazis en déportant plus de 1 600 juifs et qui, malgré cela, avait reçu la légion d’honneur de la part du président français Charles de Gaulle en 1961.
Tel a été le contexte de ma visite de l’une des expositions de la Saison Africa2020, l’événement français de grande envergure présidé par la commissaire générale N’Goné Fall, qui entend aborder « les défis passés, présents et surtout futurs de nos sociétés contemporaines ».
Intitulée « Ce qui s’oublie et ce qui reste », l’exposition est judicieusement hébergée par le Musée national de l’histoire de l’immigration (Palais de la Porte Dorée), dans l’Est parisien. Le nom euphémique du musée ne rend pas tout à fait justice à ce qu’il est vraiment, à ce qu’il montre, à ce qu’il fait. Il suffit de mentionner sa façade, construite au début des années 1920 pour accueillir l’exposition coloniale internationale (une de ces expositions qui présentaient des zoos humains) : ses bas-reliefs représentent les colonies françaises à travers des figures telles des femmes des Caraïbes torses nus, accompagnées d’explications sur la manière dont ces colonies ont servi la France (Martinique – canne à sucre, Maroc – céréales).
Mais rien n’aurait pu me préparer à ce que j’ai vu à l’intérieur du musée. Élaborée sous le commissariat de Meriem Berrada du MACAAL, l’exposition occupe un espace uniquement accessible par un hall de fresques illustrant des thèmes coloniaux français les plus racistes et sexualisées qui soient : à genoux, des Africains en esclavage qui élèvent leurs poignets entravés vers un prêtre blanc, ou des Maghrébines nues à partir du cou qui portent le hijab – des scènes trop horribles pour en partager les photos ici. L’exposition réunit des artistes de tout le continent qui traitent avec engagement des thèmes de la mémoire, de l’effacement et de la transmission de la culture. Diverses œuvres s’intéressent directement au bâtiment et soulèvent d’importantes questions. Avec Seriti Se, Lerato Shadi invite les visiteurs à blanchir les noms des femmes de couleur qui sont peints sur le mur, soulignant nos rôles individuels à faire revivre ou à effacer l’histoire. Les pièces textiles de Joël Andrianomearisoar diluent leur environnement en des abstractions aux tonalités similaires, tandis que la série sur la mémoire de Sammy Baloji montrant des images coloniales du Congo se demande qui a le droit d’utiliser et de capitaliser l’imagerie coloniale raciste et sexualisée, et pourquoi.
Pourtant, les questions qui semblent être les plus pertinentes sont celles que soulève le bâtiment lui-même, et elles sont trop nombreuses pour être traitées en une seule exposition. Pourquoi est-il toujours là ? Comment un tel symbole du racisme français a-t-il pu passer du Musée des colonies à un nouveau nom sans subir de changements ? Pourquoi la violence de ce bâtiment n’est-elle pas reconnue ? Cette exposition pourrait-elle mettre le discours français au diapason du XXIe siècle ?
À lui seul, le nom du bâtiment évoque le type de violence épistémologique qui imprègne la pensée française encore aujourd’hui. Elle amalgame immigration et colonisation alors qu’en réalité, elles s’opposent, suggérant que la France était une colonisatrice bienveillante et les immigrants en France des envahisseurs. Cette même logique a poussé Marine Le Pen, la leader du parti du Rassemblement national, à comparer la population musulmane de France en hausse à l’occupation nazie. En France, de nombreuses personnes font entendre leurs voix au sujet du colonialisme français toujours actuel et de sa mise sous silence, telles que Rokhaya Diallo, Nadir Dendoune, Maboula Soumahoro, Dorothée Myriam Kellou, Houria Bouteldja, Nacira Guénif-Souilamas, et Histoires Crépues. Ceci n’a toutefois pas entraîné de changement structurel, et le président Emmanuel Macron a même insisté sur le fait que la France ne déboulonnerait pas les statues de figures controversées de l’ère coloniale lors des manifestations BLM de l’année dernière. Quel rôle peuvent bien jouer les arts face à cette situation ?
La Colonie en est un exemple remarquable. Ce lieu cofondé par l’artiste Kader Attia en 2016 a fermé ses portes par manque de financements en 2020. La Colonie avait pour objectif de mettre au défi les postures amnésiques et délétères, en particulier liées à toutes les formes de dénis des pratiques narratives nationales de l’Occident. Dans un podcast avec e-flux, Kader Attia a raconté les circonstances où des hommes blancs français interrompaient les débats à La Colonie pour nier ou justifier la violence coloniale. Ceci s’est déroulé dans un contexte de violence institutionnelle où a été négligé le seul et unique lieu de la scène artistique parisienne qui accueillait invariablement la critique post-coloniale contemporaine.
Nous ne sommes pourtant plus dans les années 1960. Dans un monde de l’art globalisé, les artistes ne devraient pas avoir à craindre de représailles institutionnelles, en particulier parce que nombre d’entre eux font des carrières qui ne dépendent plus d’un pays unique. Et dans un monde numérisé, des gestes et des actions artistiques anticoloniaux qui ne peuvent pas avoir lieu physiquement en France peuvent aussi avoir lieu en ligne.
La Saison Africa2020 réussira-t-elle donc à mettre le discours français au diapason du XXIe siècle ? Cette tentative existait déjà en partie, avec La Colonie notamment, bien que ce lieu ait été supprimé. Et si une exposition peut autant nourrir les esprits à elle seule, quel sera donc le potentiel de toutes les autres ? Les grands défis consistent à veiller à ce que le débat reste productif et à réfléchir à la manière dont la communauté artistique française pourra réimaginer ce que sera un art anticolonial respectable.
Article par Will Furtado.
Avec tous nos remerciements à Themba Bhebhe
Un événement majeur se déroulant en France entièrement centré sur les perspectives africaines. Retrouvez ici les interviews, les vues d'installation et le programme actuel.
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