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Croire n’est pas savoir

Pour célébrer nos auteurices, nous avons sélectionné quelques textes significatifs parmi nos archives. Aujourd’hui, celui d’Elisabeth Wellershaus au sujet du African Futures Festival 2015.

Croire n’est pas savoir

African Futures Festival, 2015 © Goethe Institut Johannesburg. Photo: Jonathan Dotse

By Elisabeth Wellershaus

Les milieux intellectuels africains sont actuellement occupés à une tâche fastidieuse. Comme partout ailleurs, ils sont aujourd’hui préoccupés par les importants mouvements migratoires, le terrorisme ou l’instabilité économique qui affectent également leur continent. De plus, au niveau mondial, ils sont souvent contraints de dénoncer le soi-disant retard de leurs pays d’origine respectifs, sinon d’autres s’en chargeront volontiers.

Il semblerait que l’Afrique continue d’être une surface de projection pour diverses idées préconçues inspirées par les idées occidentales. Achille Mbembe a récemment souligné la partialité de cette perspective lors d’un festival à Johannesburg. « Dans le Nord, lorsqu’on parle de l’Afrique, on accorde encore trop de place à l’opinion et peu à la connaissance », a déclaré le théoricien camerounais lors d’une table ronde organisée au Goethe-Institut. Avec d’autres artistes et universitaires du continent et de la diaspora, il était invité à débattre des « Futurs africains », futurs quasiment absents de la perception euro-américaine. En effet, les dynamiques sociales, les développements créatifs et les modèles économiques alternatifs en Afrique ont tout simplement été ignorés comme le dénonce Mbembe. Cette carence s’explique notamment par l’unilatéralité du transfert de connaissances entre l’Occident et le reste du monde.

Achille Mbembe, African Futures Festival, 2015 © Goethe Institut Johannesburg. Photo: Lerato Maduna and Bhekikhaya Mabaso

Achille Mbembe, African Futures Festival, 2015 © Goethe Institut Johannesburg. Photo: Lerato Maduna and Bhekikhaya Mabaso

Entre-temps, Mbembe avait déjà perçu les signes de changements sociaux au cours de la semaine du festival sur le campus de sa propre université. C’est là que nombre de personnes étudiantes s’étaient mobilisées pour demander un système éducatif plus juste en Afrique du Sud. En quelques semaines seulement, les manifestations estudiantines à l’échelle nationale ont impulsé une dynamique dans le pays, ébranlant les anciens modèles de pensée et remettant en cause la politique de l’ANC, tout au moins pour l’instant. Cette vague de protestation n’est que l’une des nombreuses qui se sont multipliées sur le continent au cours des trois ou quatre dernières années : de « Occupy Nigeria » aux manifestations actuelles en Afrique du Sud. Cependant, à l’exception des bouleversements dus à la « révolution arabe », peu de ces événements ont été remarqués et commentés en Occident. Selon Mbembe, il ne s’agit là que d’une des nombreuses distorsions dont l’Afrique dans son ensemble fait l’objet. En effet, des manifestations pacifiques en faveur de l’innovation démocratique ne semblaient pas correspondre à l’image internationale de l’Afrique. Or, c’est précisément cette représentation qu’il s’agit de briser. « Il est nécessaire de renverser le transfert de connaissances entre le Nord et le Sud », explique Mbembe. Aujourd’hui, il ne devrait plus être question de se laisser définir par la perspective des autres.

Sur scène, aux côtés de Mbembe, se trouvait Keziah Jones. Venu de Lagos, le musicien raconte son enfance. Une histoire complexe marquée par le déracinement et la quête d’identité, qui témoigne de l’enchevêtrement de l’histoire postcoloniale de l’Afrique avec celle de l’Europe. Ce récit révèle également à quel point ces liens sont peu ancrés dans la conscience occidentale, si ce n’est, tout au plus, par le biais des récits de personnes influentes, telles que Keziah Jones. Il nous parle de son enfance au Nigeria, avant d’être envoyé au Royaume-Uni pour ses études, où il a dû apprendre l’anglais, s’intégrer et faire la distinction entre des codes valables dans son pays d’origine, mais incorrects dans l’autre. Entre-temps, il est de retour à Lagos. Aujourd’hui, sa carrière de musicien, qui a débuté à Londres, a pris une dimension internationale, et les allers-retours fréquents entre les continents, les différents logements et les conditions de vie qui en découlent, rythment sa routine quotidienne.

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African Futures Festival, 2015 © Goethe Institut Johannesburg. Photo: Lerato Maduna and Bhekikhaya Mabaso

C’est une routine que la plupart des personnes participant au festival connaissent bien. Kapwani Kiwanga est également familière des allers-retours entre les concepts possibles du chez-soi et les identités fragiles. « La plupart du temps, je me sens comme une outsider au cours de ce processus », déclare-t-elle. C’est en tout cas le rôle qu’elle joue pendant l’après-midi, après la table ronde, lorsqu’elle débarque dans notre présent en qualité d’anthropologue du futur. Dans sa performance « Afrogalactica: The Deep Space Scrolls », Kiwanga incarne une femme qui vit aux États-Unis d’Afrique en 2100 et qui nous rend visite à notre époque pour nous expliquer le monde tel qu’il est, du point de vue d’une Afronaute. La perception habituelle de l’Afrique est tournée en dérision dans cette performance, qui pourrait toutefois ne pas être accessible à tous les publics.

 « C’est exactement de cela qu’il s’agit », affirme Mbembe ce matin-là pendant la table ronde. Il ne s’agit pas d’un échange de points de vue entre des personnalités artistiques et intellectuelles qui se comprennent mutuellement, mais aussi d’attirer l’attention sur la communication du présent africain : « Nous devons instaurer une culture radicale de l’écoute, et non pas seulement entre nous ». Entre-temps, il existe une diversité de voix intellectuelles et créatives sur le continent et parmi la diaspora qui s’expriment avec assurance sur la place de l’Afrique au sein de la communauté mondiale. Des supports médiatiques tels que le magazine Chimurenga ont également offert une approche enrichissante, ce qui explique probablement que son fondateur, Ntone Edjabe, ait également été invité à participer au groupe de discussion. Via Skype depuis São Paulo, il a apporté une réponse à la question relative à la perception de l’Afrique en tant qu’outsider, indirectement pour la plupart des personnes présentes, en posant une question inversée destinée au public occidental : « Si je suis l’autre, qui êtes-vous ? »

 

Installée à Berlin, Elisabeth Wellershaus est journaliste et membre de l’équipe éditoriale « 10 nach 8 » de l’hebdomadaire Zeit.

 

Ce texte a été initialement publié le 15 janvier 2016.

Translated by Gauthier Lesturgie

 

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