Notre auteur Gauthier Lesturgie porte un regard critique sur l'exposition de Otobong Nkanga 'Pursuit of Bling'.
« Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. 1 »
Lors de son premier voyage au Maroc pour le projet Contained Measures of Tangible Memories (2009 – ), Otobong Nkanga (re)découvre chez un herboriste de Marrakech le minerai « mica ». La matière déjà rencontrée sous d’autres aspects et usages convoque chez l’artiste des souvenirs d’une enfance passée au Nigeria. La ressource devient alors support à réflexions et narrations autour de ses déplacements et exploitations dans des cultures et géographies différentes.
Alors que le mica était pour Contained Measures of Tangible Memories, l’une des ressources parmi d’autres collectées par l’artiste, l’installation produite ici pour la huitième biennale d’art contemporain de Berlin à l’invitation du curateur Juan A. Gaitán, se structure essentiellement autour de ce matériau.
Le terme « mica » vient du latin « micare » signifiant « briller », « scintiller », racine directement évoquée par Otobong Nkanga par le choix du mot anglais « bling » présent dans le titre du projet In Pursuit of Bling. Le mica est un minerai à la texture feuilletée qui lui permet de prendre de multiples formes. Son efficace isolation thermique et électrique est appréciée pour diverses constructions et machineries, alors le plus souvent sous forme de feuille. En poudre, il est utilisé dans la concoction de divers produits cosmétiques, matières plastiques et peintures industrielles. Enfin sous sa forme plus « brute » bien que le plus souvent poli et taillé, le minerai est aussi recherché pour ses qualités esthétiques et orne bijoux, vêtements et autres accessoires.
L’incroyable malléabilité et les multiples propriétés de cette ressource l’ont inscrite depuis des siècles dans divers flux révélateurs d’échanges historiques, économiques, culturels, politiques et cultuels que l’artiste explore, transforme, représente et connecte à sa propre individualité.
Encore au début du XIXe siècle, le mica est relativement cher et rare en Europe jusqu’à ce que sa valeur s’écroule lors de la découverte d’importantes réserves en Amérique du Sud et Afrique. Ce basculement entraîne alors d’intenses opérations d’exploitation dans les diverses colonies par les pays d’Europe de l’ouest, générant ainsi de profonds changements sur de multiples plans qu’ils soient géographiques, historiques, politiques, économiques ou humains.
Ces cheminements formant un réseau complexe d’associations sont matérialisés par une constellation de petites plates-formes en métal noir de différentes tailles toutes reliées entre elles. Ce dispositif récurrent dans l’esthétique de l’artiste lui permet la présentation d’une très diverse collection de documents, tissant de manière plus ou moins évidente des relations basées sur le minerai et son histoire (passé et contemporaine, collective et individuelle). On peut y trouver du minerai taillé ou brut, sculptures, cartes, photographies, cosmétiques, documentation vidéo de performances, poèmes, extraits de textes ou encore « radios » de plaques de mica. Cet assemblage impressionnant de divers médiums étend la ressource naturelle au sein d’un système ingénieux d’emboîtements.
Cette accumulation se déploie autour d’un imposant tapis dressé à la verticale : représentation à la fois cartographique et symbolique des associations minérales présentées tout autour.
Déjà en 2010, lors de l’exposition « Make Yourself at Home », Otobong Nkanga avançait sa réflexion sur les symboliques de la pierre en tant que constituant omniprésent de nos environnements. Éléments basiques par excellence qui, chez l’artiste, engendrent un sentiment de familiarité, peu importe où elle se déplace.
C’est peut-être cette dernière impression qui, pour de nombreuses recherches, amène l’artiste à déstructurer, démanteler le « commun », le « familier », simultanément sur un plan conceptuel comme plastique, ouvrant ainsi de nombreuses articulations élargies.
L’artiste se nourrit donc une nouvelle fois d’une intuition intime et autobiographique associée au souvenir, la mémoire : ses absences et ses recollections.
Née en 1974 à Kano au Nigeria et aujourd’hui basée à Anvers, Otobong Nkanga considère souvent son lieu d’origine comme matière première à ses recherches. Bien loin d’un quelconque fatalisme, cette conscience de l’importance du « lieu » nous rappelle les théories d’Édouard Glissant (1928 – 2011), « nous ne pouvons faire abstraction du lieu – de son lieu. Je dis toujours que le lieu est incontournable mais il est incontournable aussi dans le sens où on ne peut pas en faire le tour, c’est à dire qu’on ne peut pas l’emmurer […] Dans ce sens on est appelé à connaître, même par l’imaginaire tous les lieux du monde car tous les lieux du monde, aujourd’hui, se rencontrent, s’affrontent. 2 »
Au regard de cette citation, l’importance adjugée par l’artiste aux souvenirs et à la mémoire l’autorise, comme signifiée par le penseur martiniquais, à tisser des associations externes potentiellement infinies et toujours croissantes.
C’est ici une méthode de construction et d’étude de l’histoire prenant des axes alternatifs aux discours et récits dominants. C’est donc précisément une subtile illustration des problématiques posées par cette huitième biennale de Berlin.
En effet, après une période d’observation dans la capitale allemande, Juan A. Gaitán a voulu se pencher et questionner un retour, notamment au travers les manœuvres urbanistiques actuelles, à une certaine conception de l’histoire portée par des systèmes narratifs préalablement construits et établis. Avec le musée ethnologique de Dahlem comme l’un des principaux lieux de la manifestation, le curateur et son équipe ont évité le choix de critiques frontales souvent non-constructives, pour au contraire, assumer des stratégies artistiques s’appropriant des esthétiques muséales pour questionner et court-circuiter la représentation des cultures. Enfin, le curateur préconise l’exploration de ces constructions narratives en y empruntant ses artefacts, tout en les rejouant par l’emploi de connections plurielles – méthodes qui décrivent ici absolument l’intervention d’Otobong Nkanga.
La précieuse notion de rhizome délivrée par Deleuze et Guatarri nous permet de comprendre l’installation de l’artiste comme l’élaboration d’un réseau sans début, ni fin, ni centre – en somme, constitué « que de lignes 3 » : caractéristiques qui vont d’emblée à l’encontre de celles attribuées au récit pour plutôt privilégier la pluralité des relations.
Pourtant, dans l’une des vidéo présentée dans l’installation qui documente une performance de l’artiste, celle-ci joue l’exercice de la narration, voire du story-telling en incarnant une autre.
Portant un couvre-chef-sculpture fait de pierres vertes, l’artiste se (dé)place devant deux églises berlinoises aux clochers vert. En voix-off, le monologue-poème nous renseigne sur ce personnage étrange(r). Reflections of the raw green crown (2014) amène donc un dialogue à sens unique entre le minerai brut (incarné par l’artiste) et son exploitation et transformation dans le paysage urbain berlinois (ici le couvrement des clochers). Le déplacement est précisé par la mention de Tsumeb « I think of Tsumeb, the land of Azutites and Malachite, that must have been where you come from, now empty for all is gone ». Tsumeb est une ville minière du nord de la Namibie fondée par l’administration coloniale allemande en 1905. L’un des sites minéralogiques le plus prolifique au monde qui fut alors le lieu d’une extrême exploitation par les pays européens. Cette rencontre imaginaire mais bien incarnée, révélatrice du passé colonial allemand illustre un autre composant essentiel du processus créatif de l’artiste, qui place le lieu de l’invitation (ici Berlin) comme premier mouvement de ses investigations : conscience et importance du contexte, « Where am I showing ? what kind of space is it ? 4 ».
En revenant à la pensée d’Édouard Glissant, In The Pursuit of Bling, peut également être analysé comme une esthétique et une pensée « archipéliques ». Procédures souterraines d’une majeure partie du travail d’Otobong Nkanga. Édouard Glissant envisage par ce concept des axes intellectuels évoluant dans une multiplicité, alors en opposition aux pensées dîtes de « continentales » qui considèrent le monde comme un bloc et tentent d’en délivrer une « synthèse imposante 5 ». Le projet présenté à la huitième Biennale de Berlin est sous cet éclairage constitué d’une multitude d’archipels où l’artiste parvient, à partir du minerai et son exploitation, à déplier différentes consonances dans nos sociétés contemporaines et notamment dans le contexte allemand. Déplacements multiples au sein d’une même unité : le mica, matériau lui-même friable à l’image de toute l’installation.
Otobong Nkanga, In Pursuit of Bling, 2014 / Berlin Biennale 8 — 29.05 – 03.08.2014.
1. Michel Foucault, Dits et écrits (1984), « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p. 46-49.
2. Édouard Glissant, entretien avec Laure Adler, « L’invitation au voyage », Cinétévé / TV5 / RFO 2004.
3. « À l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapport binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterriorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature », in Gilles Deleuze, Félix Guatarri, « Introduction : Rhizome », Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
4. Otobong Nkanga, entretien avec Yvette Mutumba, Salon : The Global Artworld : Focus Africa, Art Basel, 15 juin 2013.
5. Édouard Glissant, conférence dans le cadre du séminaire de l’ITM : « philosophie du Tout-Monde », 30 mai 2008, Paris, Espace Agnès B.
Gauthier Lesturgie est un auteur et curateur indépendant basé à Berlin. Depuis 2010, il a travaillé dans différentes structures et projets artistiques tels que la Galerie Art&Essai (Rennes), Den Frie Centre for Contemporary Art (Copenhague) ou encore SAVVY Contemporary (Berlin).
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