Un regard sur les bibliothèques et les collections de livres conservant certaines publications rares et souvent oubliées, pourtant essentielles au discours. Cette fois, Keren Lasme a choisi cinq ouvrages chez 1949, l’unique bibliothèque dédiée aux femmes écrivaines à Abidjan.
Une légère odeur d’encens récemment brûlé m’accueille à la porte de 1949. Je m’apprête à passer l’après-midi avec Edwige Dro, autrice, militante littéraire et fondatrice de la seule bibliothèque abidjanaise consacrée aux femmes écrivaines d’Afrique et du monde noir. Dans la salle de lecture principale, des jeunes occupent une table et feuillettent des livres plastifiés. À l’étage, les murs se parent de dessins, d’éphémèra et d’affiches, tandis que des ouvrages sont suspendus à des cintres, phénomène plutôt curieux. Il s’agit d’un échantillon des centaines de titres issus de la collection privée de Dro qui ont permis de constituer le fonds initial de la bibliothèque. 1949 existe ans l’esprit de sa fondatrice depuis 2016 et a finalement ouvert ses portes en 2020.
La bibliothèque est une réponse au discours général entourant Edwige Dro, selon lequel la vie des femmes africaines serait caractérisée par la souffrance, l’abnégation, les difficultés et l’asservissement. Lectrice vorace, Dro était consciente qu’il existait dans la littérature féminine une multitude de mondes, de voix, de récits et de préoccupations embrassant notre expérience humaine collective, et qu’elle pouvait les partager avec sa communauté. 1949 a converti une propriété familiale en une bibliothèque féministe bilingue au cœur de Yop City, le quartier le plus peuplé d’Abidjan.
Ce nom « 1949 » est un clin d’œil à la marche des femmes sur Grand-Bassam, un épisode important dans l’histoire du mouvement anticolonialiste ivoirien. En 1949, plus de 2 000 femmes, dont de nombreuses personnalités politiques, ont marché d’Abidjan à Grand-Bassam pour obtenir la libération de la politicienne Marcelline Sibo, accusée de manifestation illégale et de trouble à l’ordre public. Considérée comme la première manifestation de masse des femmes d’Afrique de l’Ouest contre le régime colonial français, cette marche a conduit à la libération d’autres fonctionnaires du gouvernement ivoirien incarcéré·es injustement à Bassam.
La sélection de livres suivante cherche à mettre en lumière les femmes artistes, écrivaines, activistes et combattantes de la liberté qui ont contribué à leur manière à la libération des mentalités, des corps et des esprits.
L’Éternelle Reine : 50 ans de Peintures & de Poésies by Werewere-Liking (2021)
Depuis toute petite, Werewere-Liking, la reine mère, comme on l’appelle souvent, a habité mon imaginaire de jeune fille avec ses robes régaliennes et sa puissante présence. Artiste camerounaise multidimensionnelle et pluridisciplinaire, initiée à la culture bassa, elle a occupé le devant de la scène artistique en Côte d’Ivoire dans les années 1980. Elle a créé la troupe de théâtre Ki-Yi Mbock et a fondé le village Ki-Yi, un centre culturel et d’apprentissage qui promeut les arts de la scène. Ce livre magnifique et visuellement captivant célèbre cinquante ans de carrière de Werewere-Liking. Une plongée profonde dans la multiplicité de ses œuvres visuelles et de sa poésie, profondément enracinées dans les traditions orales et spirituelles africaines.
Wake : L’Histoire cachée des femmes meneuses de révoltes d’esclaves par Rebecca Hall et Hugo Martinez (2022)
Bande dessinée en noir et blanc à l’esthétique plaisante et au toucher agréable, Wake illustre les histoires méconnues des femmes noires qui ont participé aux révoltes d’esclaves lors du passage du milieu et dans les Amériques au dix-huitième siècle. Le livre s’appuie sur les recherches minutieuses menées par Rebecca Hall dans les archives et sur son expérience personnelle en tant que petite-fille d’esclaves. D’anciens dossiers judiciaires, des journaux de bord de capitaines et des correspondances sont autant de sources qui ont aidé l’autrice à retracer la vie de ces combattantes de la liberté, de ces femmes téméraires et de ces cheffes de tribu qui aspiraient à être connues et reconnues. Les illustrations puissantes et captivantes donnent vie à des visages trop longtemps oubliés.
Male Daughters, Female Husbands: Gender and Sex in an African Society par Ifi Amadiume (1987)
Remarquable, audacieux et passionnant, ce livre est sans précédent. Il s’agit d’un ouvrage novateur dans l’étude du genre en Afrique, une lecture essentielle pour quiconque souhaite approfondir sa compréhension des questions de genre et de sexe, en particulier au sein des sociétés précoloniales. L’autrice examine les structures des sociétés africaines qui autorisent les personnes à accéder au pouvoir au-delà des rôles de genre socialement construits et imposés. Alors que l’Ouganda a récemment adopté l’une des législations anti-LGBTQ les plus violentes au monde, il est essentiel que le travail d’Ifi Amadiume soit accessible à la recherche, afin que les enseignements et les connaissances qu’il transmet imprègnent l’imaginaire collectif.
Strong: Three Poems by Pat Parker (2015)
Un petit recueil de trois poèmes de la poétesse et activiste féministe lesbienne Pat Parker. Un voyage poétique saisissant qui trouble et réconforte à la fois. Il témoigne avec une grande vulnérabilité et une forte acuité de l’expérience de la poétesse en tant que lesbienne noire féministe vivant aux États-Unis :
of the four
daughters of Buster Cooks,
children, survivors
of Texas-Hell, survivors
of soul-searing poverty,
survivors of small-town
mentality
[des quatre / filles de Buster Cooks, / enfants, survivantes / de l’enfer du Texas, survivantes / de la pauvreté qui ravage l’âme, / survivantes de la mentalité / des petites villes]
Les femmes dans la littérature africaine : Portraits par Denise Brahimi et Anne Trevarthen (1998)
Ce livre rare est un trésor pour les personnes intéressées par les écrits des femmes, les littératures africaines et la littérature comparée. Cet essai pertinent jette un regard critique sur les personnages féminins d’Afrique dans les romans de l’ère coloniale à l’ère postcoloniale, signés aussi bien par des femmes que par des hommes. L’ouvrage fait apparaître des images récurrentes de femmes, de la figure maternelle romancée à la femme africaine forte ou vulnérable. C’est aussi une source littéraire précieuse qui renvoie à plusieurs écrivaines, dont Mariama Bâ, Calixthe Beyala et Aminata Sow Fall, lesquelles ont ouvert la voie aux littératures africaines contemporaines.
Keren Lasme est une artiste, une autrice et une curatrice littéraire dont le travail porte sur la construction mythopoétique de l’identité, l’activation des connaissances et le recours à la fiction et à l’imagination comme technologies spatiotemporelles pour la fabrication d’un univers intérieur et extérieur. Sa pratique artistique s’intéresse au care collectif, à la pédagogie engagée et à la politique du plaisir, tout en adoptant comme praxis les mémoires collectives et l’imagination archivées au sein des littératures africaines.
Traduite par Gauthier Lesturgie.
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