La curatrice, auteure et artiste Legacy Russell réfléchit à la possibilité de matérialiser des archives noires dans des espaces où le langage ne peut pas circuler.
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Dans le sillage des commissaires de légendes Bisi Silva et Okwui Enwezor – érudits, penseurs, bâtisseurs de l’espace [noir] –, j’ai ruminé l’expérience de perte, de mort et leur rapport à la manière dont nous traitons, nous monumentalisons, nous nous engageons vis-à-vis d’archives noires. Bisi et Okwui sont porteurs d’une pensée [noire] phénoménale, de ces choses qui vivaient avec eux dans leur manière très spécifique de traiter une salle telle une opportunité de bâtir un projet [noir], dans leur manière très spécifique de traiter une page telle une opportunité de témoigner d’un monde [noir], dans les mots [très noirs] qu’ils exprimaient chacun au cours de leurs myriades d’entretiens, d’interviews, d’échanges à travers le monde. Je pense toujours aux choses qu’ils ont emportées avec eux, aux choses qu’ils incarnaient si pleinement que c’était leur existence dans le monde, telle une chorégraphie, qui est devenue le texte à lire – ces mouvements ineffables qui ne peuvent être complètement transcrits, qui transcendent et dépassent le langage, qui testent les limites de ce qui peut être vraiment archivé, un espace de mémoire intangible qui fait fléchir l’identité noire elle-même.
Sera-t-il possible un jour de véritablement matérialiser des archives noires ? Que sont des « archives noires » exactement ? Qu’est-ce que cela signifie réellement ? En tant que peuple noir, nous avons tellement porté notre expérience d’archive sur nos corps. En tant qu’Américaine, le traumatisme épigénétique du Passage du milieu reste un élément central de la manière dont mon peuple, notre peuple, traite de l’identité noire. L’histoire du Passage du milieu est une histoire des origines intitulée, entre guillemets, L’origine des toutes premières archives afro[-]américaines, et qui déclenche la toute première anxiété que nous, en tant que Black folx, connaissons dans notre relation à l’histoire [noire]. Tous ces corps, ces vies, ces souvenirs, ces histoires – ce voyage dans l’espace. Nous avons été transportés à travers les océans, captifs retenus serrés dans de violentes entrailles. Cette expérience a été un traitement collectif des données noires volées à un site d’origine ; nos corps ont été acheminés tel un algorithme étranger vers un territoire socio-politique [anti-noir] des plus volatils. Tout ce que nous savions, nous l’avons emporté avec nous : dans chaque battement de cœur, dans chaque respiration, dans les fluides libérés, dans la mémoire de ceux jetés par-dessus bord, de ceux profondément aimés qui n’ont pas survécu à l’[anti-vie] de l’autre côté de la rupture, à ceux qui, avec leur mort, ont scellé un refus, grains de sable dans les machinations du capitalisme. Cela a certes constitué un point de départ et, si nous partons de là, cette idée d’« archives noires » doit rester dérangeante.
Des archives sont un ensemble de documents historiques. À ce titre, les choses se compliquent lorsqu’il est question d’archives noires. La longue histoire qui veut que l’on porte tant sur nos corps suggère que rien ne peut être complètement laissé derrière nous, qu’il n’existe aucun document exhaustif. On se demandera alors : cela signifie-t-il que la construction d’archives noires est trop fantastique pour être réalisée ? Est-ce impossible ? En l’absence du corps physique, il se trouvera inévitablement des lacunes considérables, l’expérience vécue [de l’identité noire] étant si nécessaire pour « déverrouiller » un traitement holistique de notre histoire [noire]. L’héritage de l’histoire [noire] et le rôle important qu’a joué l’histoire orale dans la célébration de la narration noire signifie que les voix, les visions de tant d’individus avant chacun de nous sont inextricablement liées au corps [noir]. Porteurs de cette conscience culturelle, nous restons complexes, un peuple [noir] de la multiplicité, jamais monolithique. Quelle connaissance emportons-nous avec nous lorsque nous quittons ce monde ? Et comment faire de la place pour faire le deuil de la perte du savoir [noir], de cette chose glissante et abstraite, trop gluante pour être saisie ?
Cela fait maintenant deux ans que Khadija Saye a exposé son œuvre superbe au pavillon de la Diaspora à la Biennale de Venise de 2017. Lorsque je ferme les yeux, je me revois traverser ces salles, et mes souvenirs de ces moments résonnent : la foule électrique du jour de l’ouverture, une cave créative pulsant au rythme de tant de battements de cœurs [noirs], remixés à l’unisson. Un changement de code nécessaire abrité derrière les murs de l’Arsenale ou des Giardini, comme un retour chez soi. J’ai partagé une bière avec une amie sur les escaliers et nous avons lancé nos mains dans les airs, nos doigts au diapason des vibrations de l’espace. Extatiques, nous nous sommes laissé étreindre par ceux qui dansaient autour de nous ; tous ensemble, nous avons dansé. Cette nuit-là, j’ai senti tout le codage que nous portons sur notre peau, archivé dans la mémoire du muscle, tous les ancêtres dans une ovation ; tous ensemble, nous étions vivants. Un mois plus tard, Khadija et sa mère, Mary Ajaoi Augustus Mendy, sont mortes dans l’incendie de la tour Grenfell à Londres où elles habitaient au vingtième étage.
Peu avant un voyage à Venise, je pense à Khadija et à Mary. Je pense à toutes les choses qu’elles ont bâties ensemble et qu’elles nous ont confiées dans le cadre de notre collaboration autour des photographies remarquables de Khadija, ces choses dont nous nous sommes efforcées si désespérément de traiter la perte, la perte du monde les ayant perdues. Je pense aux choses qu’elles ont bâties ensemble et qu’elles devaient encore partager, ces choses qui n’étaient peut-être pas écrites, ni photographiées, ces moments entre-deux, ces désirs [noirs], ces célébrations [noires], ces intimités [noires], ces joies [noires]. Je pense à ce qui leur a été pris, et à ce qu’elles ont pris avec elles dans cette prise inattendue. Je pense à leurs pensées [noires], aux impossibles archives que nous ne pouvons désormais plus qu’imaginer alors que nous continuons à célébrer les vies qu’elles ont vécues.
Dans mon engagement pour des archives [noires], j’erre à travers les nombreuses pièces de mon propre corps et me demande : où puis-je faire de la place pour porter ce que nous avons perdu ? Peut-être pourrait-on chacun faire de la place dans les endroits où le langage ne peut pas voyager, ces recoins uniquement réservés aux sentiments, et où s’épanouit la vivacité incisive du souvenir. Oui, faisons-le. Même juste un petit peu. Même juste page à page.
Legacy Russell est curatrice, auteure et artiste. Née et élevée à New York, elle est curatrice associée des expositions du Studio Museum à Harlem. Russell est titulaire d’un double Bachelor of Arts avec mention honorifique du Macalester College en histoire de l’art & et arts visuels et anglais & écriture créative spécialisée en études de genre, ainsi que d’un master de recherche avec mention en histoire de l’art du Goldsmiths College, université de Londres, option culture visuelle. Son travail académique, curatorial et créatif s’articule autour du genre, de la performance, de l’individualité numérique, de l’idolâtrie de l’Internet et du rituel des nouveaux médias.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » («Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères. Pour lire la version intégrale du magazine, c’est par là.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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