À la veille de la Biennale, la participante aux ateliers C& autour de l’écriture critique Gloria Mpanga porte un regard critique sur sa pertinence, son histoire et son concept curatorial.
Lubumbashi, ville du Sud-Est de la République démocratique du Congo, se prépare à accueillir la septième édition de la Biennale de Lubumbashi cet automne – « ToxiCity », du 6 octobre au 6 novembre. Un moment de rencontres, d’expérimentations, de partages, d’échanges d’expériences et, surtout, de « construction de réseau entre artistes du Nord connus et reconnus et ceux du Sud, en vue de mettre en confrontation (sic)leurs pratiques respectives et grandir ensemble », selon les dires d’Alexandre Mulongo, membre fondateur de Picha qui organise la Biennale de Lubumbashi depuis 2008.
Définie dans le dictionnaire français comme « la capacité que possède une substance à provoquer un effet nocif, délétère sur l’organisme ou sur un organe », ou encore comme une « substance qui est mauvaise, qui agit comme un poison », la « toxicité » peut renvoyer à plusieurs situations. Par exemple, à la récurrence de relations de plus en plus difficiles, tendues entre peuples d’une même « cité ». Au point d’évoluer vers la destruction de toute possibilité de culture du vivre-ensemble et des rapports que l’humain contemporain entretient avec la terre mère, alors même qu’il est dépassé par son souci de développement et les dégâts environnementaux qu’engendre sa propre exploitation de la terre… Le « caractère toxique », la « toxicité » n’interpellerait-elle pas sur le rôle, disons-le, occulte, que jouent certains politiques véreux qui, dans leur quête de positionnement, cherchent à distiller ce venin de la division parmi les peuples, en rendant précisément toxique, déséquilibrée toute relation au sein de la « cité » ? Quel autre thème pour une Biennale qui se veut prestigieuse dans la sous-région que celui de la « toxicité » à l’heure où le conflit entre Russes et Ukrainiens vient étayer l’adage russe qui dit que l’« on n’accroche pas une kalachnikov au mur près de là où les enfants jouent, car à la fin du jeu l’un d’entre eux voudra s’en servir » ?
Franz Fanon écrivait, très justement : « L’Afrique est un continent qui a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Zaïre[1]. » Ce message, comme on pourrait l’interpréter, devrait inciter les peuples de ce pays, malgré leur diversité culturelle, à prendre conscience du rôle qui est le leur dans la recherche et le maintien de l’équilibre économique, environnemental, politique et socioculturel du monde d’aujourd’hui et de demain. C’est un appel au dépassement de soi ou des causes de divisions que devraient entendre les politiques de tous bords, afin que la RDC puisse enfin répondre comme il se doit à sa vocation de leader engagé pour trouver l’équilibre entre les forces antagonistes et l’ordre mondial qu’elles appellent.
C’est en s’intéressant à ce qu’est devenue Élisabethville[2] que cette Biennale prend toute son importance. Longtemps après la colonisation, les mots sont forts, selon différentes perspectives, notamment après que la RDC, réputée pour être un « scandale géologique », s’est posée comme « pays-solution à la crise climatique mondiale » à la COP26.
Lubumbashi-RDC-monde, « toxique-cité » ou « cité-toxique » ?
Artiste et membre fondateur de Picha ASBL, Jean Katambayi explique : « Le modèle de Lubumbashi se veut une vitrine de la ville de Lubumbashi où nous comptons impliquer le concours de l’autorité sociopolitique parce que nous avons constaté dans les pays africains que la politique a tendance à remplacer toute la sphère de gestion d’un pays à tort et à travers. » Cette mauvaise gestion par la politique – du moins dans la sphère culturelle – et son effet « poison » qui consiste à utiliser la culture comme un outil pour aliéner les peuples, a déjà été décriée lors de la Conférence nationale souveraine (CNS, 1990-1992) par le muséologue Badi-Banga Ne-Mwine et le journaliste Charles Tumba Kekwo. Du haut de la tribune de la CNS, ils avaient demandé au président Mobutu de, respectivement, « sortir du sinistre culturel » et d’« éviter une politique qui a entraîné le kwashiorkor culturel de nos populations[3] ».
Aujourd’hui, la Gécamines (ex-Union minière du Haut-Katanga) est affaiblie, impuissante. Sa grande cheminée se dresse sur le terril d’une cité éponyme meurtrie par des années de souffrances et inondée par l’omniprésence de ligablos. Ces petites échoppes en disent long sur la dénaturation d’une vie désormais rythmée par le diktat de la débrouille et de l’idéologie chance eloko pamba – « la chance n’est rien » – d’une population n’ayant pas oublié l’époque paternaliste de la Gécamines. Comment ne pas affirmer que Lubumbashi répond désormais aux critères d’une « cité-toxique » ou d’une « toxique-cité » ? Comment ne pas comprendre que des mauvaises décisions politiques rendent, à coup sûr, toxique la vie au sein de la cité lorsque l’on a suivi Le Tribunal sur le Congo. Les audiences de Kolwezi (Milo Rau, 2021) ou lu le Rapport Mapping des Nations Unies ? Il dresse l’inventaire des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises en RDC entre mars 1993 et juin 2003, violations encore impunies à ce jour.
Cinq commissaires, cinq regards différents à la 7e Biennale de Lubumbashi
L’idée d’adopter un large panel de commissaires pour présider à la direction artistique de cette Biennale qui se veut « discursive » pourrait laisser à penser que toutes les questions de fond seront abordées et traitées, dans le sens où elle fera écho à des regards, perceptions et jugements davantage diversifiés. Vu d’un autre angle, on peut être tenté de penser que l’un des problèmes majeurs de cette Biennale demeurera. Car élargir le panel des commissaires ne répond pas à l’épineuse question du caractère condescendant de cette Biennale qui, une fois de plus, va traiter des problèmes du Congo à travers les prismes de directeurs artistiques et curateurs non congolais, ou dont le rapport avec le Congo restera à démontrer. Est-ce un vœu pour sortir à tout prix du sentier battu par Toma Muteba Luntumbue, commissaire à deux reprises à la direction artistique de la Biennale de Lubumbashi (4e et 5e édition), qui a réussi à ouvrir la voie de l’appropriation et de l’ancrage de cette Biennale par le « recentrement géographique » voulu en son temps ?
Par ailleurs, faudra-t-il toujours recourir à des curateurs, commissaires ou directeurs artistiques locaux pour questionner la « toxicité » dans le monde, pris ici comme une « cité », en vue de (re)trouver une cohérence esthétique dans le choix d’artistes et lors des différentes expositions de cette Biennale dans un contexte où « nul n’est prophète chez soi » ? Ne serions-nous pas tentés de nous demander « où est le chez-soi » dans un monde qui se veut un gros village, et d’y répondre par : « ici et ailleurs » ?
Quoi qu’il en soit, la 7e Biennale de Lubumbashi s’annonce très prometteuse en ce sens qu’elle offre un espace de discussions autour de la question de la « toxicité » et permettra aux artistes de Lubumbashi et de ses environs de nouer des contacts et d’attirer un regard extérieur sur leur créativité afin de gagner leur place sur le marché mondial des arts !
Gloria Mpanga est une journaliste et blogueuse de la communauté Habari RDC. Elle participe aux C& Mentoring Program en 2022 à Lubumbashi, où elle vit et travaille.
Lisez la réponse de Picha Collective à cet article ici.
[1] Ancienne appellation de la République démocratique du Congo, RDC, entre 1971 et 1997.
[2] Ancienne appellation de Lubumbashi, ville considérée actuellement comme « capitale mondiale du cobalt ».
[3] Charles Tumba Kekwo, « Guérir du kwashiorkor culturel » in Quelle politique culturelle pour la Troisième République au Zaïre ? Nziem, Bibliothèque nationale du Zaïre, 1992, page 89. De « Comment la culture au Congo peut progresser en tirant les leçons du passé », Costa Tshinzam, Contemporary And, 2019.
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