'Re Cordum : Voltar ao Caração'

Vasco Araújo : un espace critique

Il est à première vue difficile de « trouver » Vasco Araújo dans son exposition à Baginski. En effet, une impressionnante collection de portraits peints par Eduardo Malta (1900-1967) occupe les deux salles de l’espace à Lisbonne.

Vasco Araújo : un espace critique

Vasco Araújo, Re Cordum : Voltar ao Caração, Installation view. Courtesy: Galeria Baginski

By Gauthier Lesturgie

«  I’m a woman playing as a man playing as a foreign playing as a black playing as an old playing as a dog playing as a white playing as a cat playing as a tree playing as a pen playing as an elephant playing as an arm playing as a table playing as a bed playing as a painting  ». (1)

Il est à première vue difficile de «  trouver  » Vasco Araújo dans son exposition à Baginski. En effet, une impressionnante collection de portraits peints par Eduardo Malta (1900-1967) occupe les deux salles de l’espace à Lisbonne. Artiste portugais célèbre pour ses portraits officiels de personnalités de l’Estado Novo, ces peintures placées en différents volets de deux ou trois cadres qui les rendraient presque mobiles, sont en fait des reproductions photographiques. Vasco Araújo les complète par différents dialogues enregistrés à écouter au moyen de casques audio directement «  branchés  » aux tableaux. Fonctionnant alors comme un déstabilisant audio-guide à l’écoute duquel nous peinons à comprendre immédiatement les relations.

Ces textes lus par différents acteur-ice-s sont pour la plupart tirés de l’opéra écrit par José Maria Vieira Mendes «  A  Africana  » (2012). La pièce est une réécriture critique du livret «  L’Africaine  » d’Eugène Scribe, présentée à l’Opéra de Paris le 28 avril 1865, accompagnée des compositions de Giacomo Meyerbeer. L’oeuvre qui a connu un important succès met en scène l’explorateur portugais Vasco da Gama (1460-1524), premier européen à rejoindre l’Inde par la mer. L’histoire raconte son premier voyage soldé par un échec d’où il ramène tout de même deux «  indigènes  » devenus esclaves, preuves de l’existence d’un ailleurs lointain : Sélika et Nélusko. Le texte d’Eugène Scribe, par sa narration et ses approximations (notamment géographiques) est une évocation poétique d’un ailleurs exotique qui témoigne des goûts de l’époque. Même si le temps de l’écriture correspond au contexte de lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage, le rôle de ces «  esclaves  » rapportés par le navigateur n’en sont pas moins comme le souligne Olivier  Bara «  des objets de spectacle, de consommation visuelle et imaginaire  ». (2)

Vasco Araújo ajoute cette histoire réinterprétée à celle d’Eduardo Malta, signifiant ainsi le rôle actif qu’a joué le peintre dans la considération nouvelle des colonies portugaises sous l’Estado Novo.

Lors de ce dernier, les colonies ont pris une dimension symbolique ajoutée au service d’une idéologie impériale. Elles deviennent donc politiquement utiles à un autre niveau, incarnant par leurs géographies et la diversité de leurs cultures et habitants, la grandeur du «  monde portugais  », convictions relayées par des stratégies propagandistes et notamment l’élaboration d’expositions coloniales. La première exposition coloniale portugaise a eu lieu au Palais de Crystal à Porto en 1934 où quinze sections représentaient les colonies par différents dioramas, scénettes et processions «  d’indigènes  ».

Eduardo Malta est appelé à produire des portraits de ces différents protagonistes incluant pour la première fois les peuples colonisés dans son répertoire. Traitement graphique alors analogue à celui utilisé pour les personnalités de l’Estado Novo qui ne fait que renforcer le projet douteux de ces représentations.

Trois and plus tard suivront «  l’Exposição Histórica da Ocupação  » (1937, Lisbonne) et «  l’Exposição do Mundo Portugues  » (1940, Lisbonne) d’où découle une documentation visuelle et textuelle qui tente de captiver la métropole pour l’idéal d’une nation impériale.

Dans ses représentations, Eduardo Malta maintient une idéologie du progrès en montrant différents niveaux «  d’Européanisme  », destinés à placer le Portugal comme «  sauveur  » de ces populations «  primitives  ». Raison première assurée par la nation pour légitimer sa présence dans ces territoires : une conception effrayante du sujet perçue selon différentes phases «  d’évolution  » visibles ici par les attributs codés et mis en scène par l’artiste.

À la suite de l’exposition coloniale de 1934, ces portraits sont publiés en une collection de cartes postales alors diffusées comme des «  curiosités  » : fierté de la diversité «  exotique  » présente dans «  le monde portugais  ». Ses représentations ajoutent à l’idéologie coloniale de domination par la force, celle, conceptuelle, de l’exotisme : «  rendre quelqu’un inférieur en le rendant exotique  » (3). Processus incarné sans détour dans l’exposition à Baginski avec les sculptures Exotismo # 1 et # 2 (2014) : deux plantes «  tropicales  » en plastique d’où s’échappent les exclamations d’un homme à l’accent mondain flamboyant «  Oh it’s so exotic ! So exotic.  ».

L’artiste nous délivre différents niveaux de lecture trans-historiques en privilégiant une histoire imbriquée dans d’autres (4) d’où l’utilisation de stratégies telles que la copie, l’interprétation, la réécriture, la collecte, la citation et l’appropriation chez l’artiste (ajoutons aux photographies de peintures, plantes exotiques artificielles et textes lus, des objets et livres trouvés (5) qui composent également l’installation comme un tout cohérent).

En juxtaposant le monde de l’opéra aux peintures de Eduardo Malta, Vasco Araújo continue ses investigations sur les constructions identitaires qui passent par la représentation de soi. Cette dernière n’étant pas ici produite par les sujets eux-mêmes : que ce soit dans l’histoire de Scribe ou les portraits de Malta. «  Je ne veux pas être utilisé pour faire de l’art […]  il n’y a pas de mot qui m’appartienne. J’ai tout perdu. Était exproprié. Je suis devenu un discours dans la bouche des autres et je suis l’autre. Je suis perdu.  » (6).

Avec ce montage audio, l’artiste «  édite  » une réalité passée au travers la fiction. Il (re)donne la parole, augmentée d’une conscience contemporaine critique, à ces figures figées dans leurs représentations, muselées par leurs objectivations. En permettant aux visiteur-euse-s d’ajouter ou de soustraire ces discours (par l’usage des casques audio), Vasco Araújo ne rejoue pas les manœuvres propagandistes qu’il dénonce, mais ouvre un espace critique qui vient subtilement nous confronter avec nos propres systèmes de perception. En effet, les séduisants portraits exposés qui peuvent à première vue nous apparaitre «  inoffensifs  », s’animent ici de discours sans détour nous mettant parfois, à leur écoute, dans une position inconfortable. C’est dans cette dernière incommode sensation que l’artiste souhaite nous engager à réfléchir de manière (auto)critique aux stratégies attrayantes de la représentation.

Vasco Araújo, «  Re Cordum : Voltar ao Caração  », 24.09. – 22.11.2014, Galeria Baginski, Lisbonne

(1)Vasco Araújo, Re Cordum – Voltar ao Coração #4, 2014, texte extrait de «  A Africana  » de José Maria Vieira Mendes.

(2)Olivier Bara, «  Figures d’esclaves à l’opéra. Du ‘’Code noir’’ à ‘’L’Africaine’’ d’Eugène Scribe (1842-1865), les contradictions de l’imaginaire libéral.  » Littérature et esclavage, XVIIIe-XIXe, sous la dir. de Sarga Moussa, Desjonquères, coll. L’esprit des Lettres, Paris, 2010, p. 110-123.

(3)Eloise Aquino, «  The Garden of collinding Meanings  : a conversation with Vasco Araújo  », 2011

(4)«  Build a narrative using another narrative  », Vasco Araújo & Eloise Aquino, op. cit.

(5)Vasco Araújo, Exotismo – physiologus, 2014.

(6)Vasco Araújo, Re Cordum – Voltar ao Coração #8, 2014, texte à partir de «  A Africana  » de José Maria Vieira Mendes.

Gauthier Lesturgie est un auteur et curateur indépendant basé à Berlin. Depuis 2010, il a travaillé dans différentes structures et projets artistiques tels que la Galerie Art&Essai (Rennes), Den Frie Centre for Contemporary Art (Copenhague) ou encore SAVVY Contemporary (Berlin).

 

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