Kinshasa : Décoloniser l’enseignement artistique II

Encadrer l’imaginaire, et jouer le réel

Artistes, enseignants et universitaires étaient réunis en début d’année à Kinshasa pour réfléchir à l’avenir de l’enseignement artistique dans le Sud.

Encadrer l’imaginaire, et jouer le réel

Participants of the symposium Mediating Past, Present and Futures: Dialogues with Global South experiences, January 2016. Académie des Beaux Arts de Kinshasa. Photo: Benny Mayasi

By Sari Middernacht

 

Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo, fut du 18 au 21 janvier 2016 un lieu d’échanges et de réflexions sur les nouvelles formes d’enseignement artistique où furent conviés des chercheurs et des artistes, des étudiants en art et des enseignants, des décideurs politiques et des professionnels du domaine culturel ainsi que des muséologues et des responsables d’exposition. Il s’agissait d’un colloque universitaire et transdisciplinaire, co-organisé par plusieurs écoles d’art du Sud global et présenté sous forme d’atelier. Les exposés individuels alternaient avec des séances de discussion en groupe, le tout entrecoupé de visites d’ateliers d’artistes, de lieux culturels de la ville et d’une soirée art vidéo. Cette formule où le dialogue tenait une place de choix fit de cet événement universitaire une rencontre au sens fort, ce furent des  retrouvailles  pour reprendre les mots d’André Lye Yoka  : la «  re-découverte  » de l’Autre.

Il est fort regrettable que le conférencier Achille Mbembe n’ait pas pu venir, mais le discours très fort de Lye Yoka s’inscrivait dans la droite ligne de celui souvent provocateur de Mbembe au sujet des questions postcoloniales. Selon Yoka, le défi à venir pour l’enseignement artistique se situe au niveau de la remise en question des modèles esthétiques et épistémologiques, coloniaux et postcoloniaux, et de l’importance que prennent les coopérations entre les institutions artistiques au plan local et panafricain, ainsi qu’avec les «  alliés naturels  » du Sud comme le Brésil. En rappelant la notion d’  «  ayants-droit  » de Mbembe, ces questions doivent selon lui être retournées aux «  gardiens  » de la culture et de la pratique artistique. Pour Yoka, il est important de développer une politique culturelle qui prenne clairement position vis-à-vis des relations de pouvoir entre le Nord et le Sud, et il cite l’exemple de la restitution symbolique, mais importante du point de vue moral, de restes humains à leur pays d’origine suite aux violences coloniales.

L’objectif principal de ce colloque-atelier – qui était, d’une part, la mise en relation entre les récits historiques et la création artistique et, d’autre part, le dialogue entre différents pays du Sud sur l’enseignement artistique – est devenu la ligne directrice des ateliers de performance et de photographie dirigés par les artistes sud-africains Donna Kukama et Natasha Christopher, et le Brésilien Ayrson Heráclito. 14 étudiants de l’ABA participèrent à ces ateliers, et leurs expositions «  Encadrer l’imaginaire  » et «  Jouer le réel  » ont démontré que les questions abordées avaient également leur importance dans les projets artistiques individuels.

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Focus Group 'Framing Time and History' with a.o. Yves Sambu, Vitshois Mwilambwe, Freddy Tsimba. Courtesy of Dialogues du Sud

Focus Group ‘Framing Time and History’ with a.o. Yves Sambu, Vitshois Mwilambwe, Freddy Tsimba at the symposium Mediating Past, Present and Futures: Dialogues with Global South experiences, January 2016. Académie des Beaux Arts de Kinshasa. Courtesy of Dialogues du Sud

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Ces «  retrouvailles  » au niveau local congolais ont ouvert des perspectives de partenariat entre des institutions culturelles comme l’ABA et l’INA, non seulement entre elles mais également avec d’autres écoles d’art comme l’Institut Supérieur des Arts et Métiers et l’Institut Supérieur d’Architecture et d’Urbanisme. Des coopérations également prometteuses avec l’Institut des Musées Nationaux du Congo, concernant notamment le Musée National en cours de construction et le développement du Musée d’Art Contemporain et des Multimédias qui est situé dans la fameuse «  tour de l’échangeur  » du quartier populaire de Limete à Kinshasa.

Il s’agissait également de retrouvailles pour les protagonistes du débat public de la fin des années 1990 et du début des années 2000, au sujet de la division entre  l’  «  académisme  », lié à une production et un enseignement artistiques plus traditionnels et le «  librisme  » qui voulait se libérer des canons classiques de l’Académie. Le colloque a permis aux libristes, ou moins à certains d’entre eux, d’être à nouveau entre les murs de l’Académie pour mener un véritable dialogue durant lequel les discussions furent houleuses mais éclairantes au sujet des nouvelles approches possibles pour l’enseignement artistique au sein de l’Académie.

Les groupes de discussion abordèrent des thèmes allant de «  l’enseignement / la pédagogie du Sud global  », en passant par «  la décolonisation de l’institution artistique  », «  les œuvres d’art en tant qu’histoire  » jusqu’à des thématiques comme «  temps et histoire  », «  méthodologies comparatives  » et «  représentation de la violence  ». Toutefois, certains sujets furent étonnamment récurrents, comme le rôle de l’avant-garde et les appréciations souvent très différentes au niveau local et international des projets artistiques concernant le Congo ou bien provenant du Congo. Les projets congolais, les mouvements avant-gardistes et les historiens de l’art semblent avoir des difficultés à trouver leur voie vers la reconnaissance internationale. Notamment parce que des projets venus de l’extérieur leur volent la vedette à chaque occasion. Dans certains cas, un élément de réponse se trouve sans doute dans le sentiment frustrant de voir ceux qui sont remarqués au niveau international l’être pour leur «  exotisme primitif  » et leur «  excentrisme débridé  ».

Au moment où j’écris ces lignes (mars 2016), Patrick Missassi, le directeur de l’Académie qui initia le partenariat avec le Brésil et l’Afrique du Sud, a été remplacé par Henri Kalama qui fut remarquablement présent lors du colloque. On attend et on espère de lui qu’il prolongera les collaborations et les réformes initiées par Missassi. On espère également qu’à travers le partenariat mené avec le Brésil et l’Afrique du Sud – actuellement traversée par une «  crise  » absolument nécessaire pour l’  enseignement supérieur, due au mouvement protestataire «  Rhodes must Fall  » –, il sera en mesure de relancer un grand processus de décolonisation des savoirs et de l’institution.

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Sari Middernacht est muséologue et conceptrice d’expositions. Elle a fait des études de langues et de cultures africaines à l’Université de Gand et à l’Istituto Orientale de Naples en Italie. De 2003 à 2013, elle a travaillé au Musée royal de l’Afrique centrale (Tervuren, Belgique) et en freelance sur des projets d’art contemporain et de littérature africaine. Elle vit actuellement entre Lubumbashi et Johannesburg, où elle initie des projets artistiques, des recherches et des échanges entre les deux villes.

 

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