To ‘see through’, to gain perspective: Ellen Gallagher’s first retrospective in Great Britain at Tate Modern.
« Voir au travers », prendre du recul: la première exposition rétrospective d’Ellen Gallagher en Grande Bretagne à la Tate Modern.
Le terme anglais “perspective” vient du latin, perspectiva, qui signifie “voir à travers” et sous-entend par là une position – une spectateur et un horizon, ainsi qu’un espace entre les deux qui est la ligne de démarcation entre soi-même et les autres, le sujet et l’objet, le temps et l’espace. C’est là notre perspective moderne. Une fois que cette perspective est dérangée – tant au plan visuel qu’intellectuel – l’orientation est remise en question. Comme Hito Steyerl l’écrit dans son essai In Free Fall – « L’horizon tremble dans un dédale de lignes qui s’effondrent et on peut en perdre la notion de ce qui est en haut et en bas, ou de ce qui est devant ou derrière, ou de soi et de ses propres limites. » Mais évidemment, en réalité, ces lignes de vue (et de pensées) sont toujours déformées, inclinées, dérangées et réfractées, au même titre que l’horizon donne l’impression d’être stable alors qu’il existe dans un flux infini de relativité. « Voir à travers, prendre du recul ou “viser l’objet” est une illusion avec laquelle l’artiste Ellen Gallagher joue sans relâche. Elle questionne la relation entre la perception visuelle et l’orientation intellectuelle, dans ses œuvres – qui incluent la peinture, la sculpture, le cinéma et le collage – elle provoque en mettant au défi la perspective linéaire pour redresser ce que le compagnon artiste afro-américain Theaster Gates a qualifié de « non-archive africaine ».
Un profond soupçon de linéarité ainsi que la perspective qui l’accompagne (et en effet, l’impulsion historique qui la sous-tend) sont remarquables dans les premières oeuvres de Gallagher où le papier calligraphie constitue la base sur laquelle elle développe de nouveaux types de vocabulaires symboliques, s’étendant sur l’apprentissage répétitif précoce du langage écrit. Mais au lieu de s’entraîner à écrire des lettres, les documents de Gallagher sont peuplés de milliers de bouches et d’oreilles désincarnées, de petits traits presqu’invisibles qui se dissolvent dans une géométrie rudimentaire venue de loin. Dans Doll’s Eyes (1992), l’esthétisme de Gallagher rappelle le travail de l’Américaine Agnès Martin, artiste minimaliste. Mais cette comparaison met Gallagher mal à l’aise, encore une fois, elle préfère s’aligner sur une histoire noire tombée dans l’oubli, avec ce qu’elle qualifie dans ce cas de « toute première abstraction américaine » – avec « l’aspect désincarné et éphémère des ménestrels » et de leurs spectacles. Dans son oeuvre Purgatorium (2000), Gallagher compose une vaste grille de milliers de bouches dessinées à la main. Elle décrit la façon dont le papier joue des tours: « Les lignes du papier calligraphie semblent s’aligner et vues d’une certaine distance, elles forment presque une sorte de ligne d’horizon continue. Mais en vous rapprochant, vous remarquez qu’il s’agit d’une sorte de grille à lignes striées, discontinues. » Tout est trompeur. Les images évoluent et se déforment en fonction de l’endroit où nous nous positionnons, tant au niveau physique qu’intellectuel, en relation avec leur œuvre. Il s’agit peut-être d’une réflexion visuelle de l’idée de Stuart Hall selon laquelle « des identités se forment à un point instable où les vies personnelles rencontrent la narration de l’histoire ».
C’est la première rétrospective d’Ellen Gallagher en Grande-Bretagne dans la Tate Modern, où environ 100 oeuvres produites au cours des 20 dernières années seront exposées. En quittant le calme relatif des grilles en bleu clair délavé qui s’alignent dans la première salle AxME de la galerie Tate Modern, nous traversons Osedax (2009), une installation cinématrographique caléidoscopique témoignant des raccourcis et allers et retours que fait Gallagher à travers l’histoire culturelle et artistique, l’océanographie, l’électronique, la science fiction et la techno de Détroit. Ses références culturelles sont frénétiques. L’histoire est un arsenal dont il faut extraire et remélanger les éléments, et son oeuvre, avec tout l’esprit et la beauté sauvage qu’elle peut réunir, comble les vides et les trous perçus dans l’histoire de la culture noire. Le résultat est un saisissant réseau complexe de récits, une frénésie d’interprétations où les titres sont des jeux de mots permanents et où il y a des références indirectes aux œuvres produites à des décennies d’intervalle et que l’on retrouve ensuite deux salles plus tard dans le refrain de bouches désincarnées.
Dans Murmur (2003-4), une collaboration avec Edgar Cleijne, un projecteur bruyant illumine un cadre circulaire; des colonnes de vapeur bleue et diffuse, coupées en images d’animaux, éclatent dans la lumière – s’enflamment? Des mots apparaissent sur un chef noir – “…don’t be afraid, it was in our power to…’ / ‘What happened?’ (« … n’aie pas peur, il était dans notre pouvoir de… / Que s’est-il passé? ») mais la signification de ces mots est dissoute par la lumière tachée d’encre. Les signes linguistiques n’ont aucun sens ici. Un homme portant une sorte de perruque jaune flamboyant trébuche, déformé par l’étirement de la bande de film 16mm (un effet qui s’apparente au port de lunettes sous l’eau). Gallagher fait référence au mythe de Drexciya qui imagine que les enfants des esclaves étaient jetés par-dessus bord pendant la traversée de l’océan et qu’ils vivent à présent comme des créatures aquatiques dans les tréfonds de l’Atlantique. En alternance, Murmur passe de scènes adaptées et manipulées extraites de vieux films de science fiction à des séquences de ce qui ressemble à de vieux westerns. Murmur renverse le temps; un futur ancien refait surface sous l’apparence d’un mythe sombre et troublé nous rappelant un passé horrible. Gallagher provoque une réfraction de l’histoire à travers le prisme de sa substance même; l’océan lui-même remodèle la forme et le récit.
Ce mélange de sujet et matière se retrouve dans l’impressionnante peinture en deux parties, Bird in Hand (2006) et s’Odium (2006), exposées ici l’une en face de l’autre. Un pirate, ou un marchand d’esclaves, ou le capitaine Ahab de Herman Melville – Gallagher est volontairement allusive – est debout dans l’eau et porte un couvre-chef tentaculaire composé de visages déformés (les camées d’esclaves noyés?) et des fragments de textes dépassent. Il regarde son rêve en face de lui, une plante en forme de veine et criblée de trous et ouvertures rappelle les yeux et les bouches qui hantent les premières œuvres de Gallagher. Encore une fois, on observe des couches de papier calligraphie mais on ne retrouve même plus ne serait-ce qu’un semblant de symétrie. Par contre, des cartes d’archives, des pages de magazine de mode et des couches de couleur à l’eau diluées constituent des collages fluides. Sur le corps du marchand, Gallagher a attaché des morceaux de gros sel d’Himalaya qui présentent la même composition minérale que le corps humain. Un échange de matière ; une inscription de forme dans le sujet. La concrétisation d’un mythe. L’oeuvre touche aussi l’histoire personnelle de Gallagher – son père est né au Cap-Vert, une région qui a énormément prospéré grâce aux mines de sel et qui a été au cœur du commerce transatlantique d’esclaves pendant trois cents ans.
Toutefois, l’oeuvre la plus impressionnante parmi celles exposées dans AxME est sans doute l’installation cinématographique Osedax (2009), une autre collaboration avec Edgar Cleijne. Il s’agit ici d’une boîte dans laquelle deux murs font l’objet de projections. Sur l’un d’eux, un projecteur de diapositives diffuse des images caléidoscopiques magnifiées que l’artiste a gravées et déformées à la main. Des diapositives de verre représentant des formes de vie étrangères? Des tissus détrempées d’esclaves africains, récupérés des profondeurs salées de l’océan? Sur le mur voisin, un projecteur 16mm ronronne en produisant une chaleur qui devient rapidement oppressante. En fait, l’extérieur de la boîte imite la peau d’une baleine incrustée d’anatifes – sommes-nous en fait dans le ventre d’une baleine d’où nous observons ce qui se passe à l’extérieur ? Dans le film, un cormoran animé plonge dans l’eau, et un morceau de musique hip-hop joué en boucle remplit l’espace de la galerie. La boîte qui symbolisait le ventre d’une baleine se transforme en club surchauffé. C’est palpitant. Le film montre une plate-forme pétrolière. Est-elle en feu ? Sommes-nous en fait dans le vaisseau spacial de Sun Ra en train d’observer de loin la fin du monde ? Une épave de bateau apparaît sur l’écran et dans l’esprit de la frénésie d’associations que Gallagher a évoquées tout au long de l’exposition, mon esprit épuisé revient à l’essai de Hito Steyerl, The Slave Ship (1840) de J. M. W. Turner – une des premières œuvres à avoir troublé la ligne de l’horizon dans une peinture marine. Je repense aussi à l’esclavage et à l’Atlantique noir, au Radeau de la méduse (1818-19) de Géricault, à Freud en surimpression sur Matisse, à Gallagher avec l’Odalisque, aux dandys de Sun Ra et au tableau du circuit d’or …
C’est sans fin.
Une cascade de liens, de mélanges, de références et de langages. Gallagher est implacable. Mais dans son système volontairement complexe de signes et de références, l’artiste arrive à ses fins, à savoir créer une nouvelle histoire noire à la fois vivante, pleine d’humour, provocante, militante, belle et impénétrable.
« Your truths are self-evident. Ours, a mystery » – Sun Ra.
« Vos vérités sont évidentes. Les nôtres sont un mystère » – Sun Ra.
Ellen Gallagher: AxME, Tate Modern, Londres, 5 mai– 1er septembre 2013
Basia Lewandowska Cummings est éditrice, écrivaine et curatrice de films basée à Londres.
Traduit de l’anglais par Isabelle Schreiber.
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