Dans le cadre de la deuxième édition du festival pluridisciplinaire 100 % consacré cette année à l’Afrique, Simon Njami présente, sous l’architecture de fer et de verre de la Grande halle de La Villette , l’exposition « Afriques Capitales », dédiée aux imaginaires de la ville
Trois décennies après « Les Magiciens de la Terre », une exposition non dénuée de controverses qui voulait mettre au grand jour la mondialité artistique en 1989 (1), « Afriques Capitales » investit la Grande halle de La Villette et relève le pari d’une écriture décentrée de l’art contemporain. Embrigadé.e par un imaginaire labyrinthique de la ville, chacun.e est invité.e à détourner son axe pour repenser le vivre-ensemble.
Sur le parvis de la Grande halle, ce sont d’abord des propositions photographiques présentées sur de grands panneaux qui attirent le regard des promeneu.rs.ses. Une photographie, empruntée à l’installation vidéo Le Radeau de la Méduse d’Alexis Peskine, nous donne la tonalité de départ : c’est une réflexion sur les aller-retour de l’artiste entre Dakar et Paris, qui fait écho aux enjeux des représentations d’identités collectives et de la visibilité de l’immigration postcoloniale dans la société française.
À l’entrée de la halle, Le Salon, une installation de Hassan Hajjaj, accueille le public. Cet entre-deux convivial permet de faire le lien entre l’espace public extérieur et l’intérieur de l’exposition. L’artiste nous invite à l’interaction sociale en créant cet environnement jovial et chaleureux, réalisé à partir d’objets manufacturés détournés et de ses photographies.
Plongé.e dans l’obscurité, on pénètre dans l’espace d’exposition qui s’est enfin affranchi de ses murs blancs. Du moins tout ce qu’il en reste est matérialisé dans Labyrinth de Youssef Limoud, métaphore d’une ville en ruine. Cette sculpture monumentale située au carrefour de l’exposition traduit l’intention curatoriale de Simon Njami de présenter une pensée labyrinthique de la ville. L’œuvre de Limoud nous interpelle à la fois sur un plan mental et physique. C’est une invitation à la perte de soi et au dépassement pour trouver une issue de secours. L’équilibre du corps et la stabilité du regard de celui qui tente de s’y aventurer sont mises à mal. Ce labyrinthe nous permet d’ores et déjà de décentrer notre perception et de comprendre qu’il va falloir renoncer à une cartographie signalisée de l’exposition collective. Fini le déambulemente habituel des connaisseurs de l’art, on est dans un tas de ruines, un lieu informel qui n’attend d’être signifié que par la lecture sensorielle de chacun.une. Ces pans de murs pourraient nous tomber dessus comme pour faire état des lieux des vies précaires sujettes au cycle de violences post-11-Septembre. Cette agora dévastée nous interroge sur les conditions de préservation d’une sphère publique où le déploiement de la pensée critique resterait possible (2). Quel est le dessein social de ces machines infernales que sont les métropoles, pompes névralgiques du capitalisme à outrance ?
À défaut de proposer un modèle pour y répondre, « Afriques Capitales » encourage les visiteurs.ses à flâner dans un environnement nocturne intimiste. On y découvre chaque œuvre au détour d’une lueur de lampadaire ou en rentrant dans l’un des cubes de bois, à la rencontre de l’intimité créative des artistes. La dimension sonore d’un récit diffusé par des haut-parleurs dans divers coins de l’exposition nous murmure à l’oreille des possibles chemins à emprunter. La rumeur d’une fanfare nous attire vers l’installation More Sweetly Play The Dance de William Kentridge. Cette vidéo panoramique en huit écrans géants où s’animent des danses macabres suggère un cortège de silhouettes méprisées dans une solitude sociale. Les visiteurs.ses sont mis.es au centre de ce panorama dans lequel circulent ces figures ressuscitées de l’oppression. Leurs perceptions deviendraient-elles le cœur même de cette œuvre, comme pour mettre en perspective les tendances au voyeurisme exotisant contemplant le spectacle de la misère? (3)
Depuis une passerelle en fer, on découvre cette micro-société vue de haut.
Au loin, on aperçoit Falling Houses, des cabanons suspendus caractéristiques de l’humour propre à la démarche artistique de Pascale Marthine Tayou. Leurs toits à la renverse semblent flotter dans l’air et, libérés du cloisonnement spatial du white cube, ils bousculent symboliquement la dynamique verticale de l’architecture métropolitaine. Ce détournement sculptural s’articule jusque dans le titre de l’exposition, AfriqueS CapitaleS. Les pluriels invitent à s’interroger sur l’idée de centre comme réalité géographique normative dominante du vivre « modernisé » au XXIe siècle. Ici, ce sont les expériences humaines que contient la ville qui sont mises en avant.
Et puis on se rencontre autour de l’œuvre interactive Africa Untitled d’Ato Malinda, un relief symbolisant la géographie du continent africain et ses découpages de frontières, fruits du colonialisme européen (conférence de Berlin, 1885). Par le jeu, un animateur culturel propose aux visiteurs.ses de s’interroger sur l’histoire du découpage de ce continent. L’atmosphère est à l’écoute, à l’entraide collective. C’est par la mise en commun des connaissances et expériences de chacun.e que le jeu progresse. « L’Algérie, c’est mon pays ! » affirme une femme d’âge moyen dans le public. Si l’artiste questionne par sa pratique l’hybridité des identités africaines, elle nous offre aussi, à Paris, un espace d’énonciation d’identités multiples et collectives dans une mise en perspective du récit national qui, depuis trop longtemps, hiérarchise la citoyenneté française.
Pour continuer cette tentative de décentrement urbain et cette conversation créolisée sur les relations archipélagiques (4), l’exposition se déploie avec un deuxième chapitre « Vers le Cap de Bonne Espérance » dans l’ancienne gare de marchandises Saint-Sauveur, à Lille. « Afriques Capitales » ne semble laisser personne insensible, c’est une invitation à écrire la ville au regard des multiplicités de chacune de nos lectures, et c’est avec des bottes pleines de montagnes de questions que subsistera (5) cette expérience magique.
(1) Pour plus de précisions lire l’article, https://contemporaryand.com/fr/magazines/magiciens-de-la-terre/
(2) Judith Butler, Vie précaire, 2005, éd. Amsterdam.
(3) Susan Sontag, Devant la douleur des autres, 2003, éd. Christian Bourgeois.
(4) Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, 1997, Gallimard.
(5) Paroles extraites de la chanson « La nuit je mens » d’Alain Bashung, 2003.
Elsa Guily est historienne de l’art et critique culturelle indépendante vivant à Berlin, spécialisée dans les lectures contemporaines de la théorie critique et les enjeux politiques de la représentation.
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