The 13th Ballad, Theaster Gates adds a kind of postscript to his participation in documenta 13 in Kassel, Germany in 2012. A reprocessing and expansion that will most likely be strongest in three upcoming live performances that will take place in the atrium, and in which Gates will connect the several histories and places that are crucial to the two exhibitions.
Une croix à double traverse surplombe les deux étages de l’atrium principal du Musée d’art contemporain (MCA) de Chicago. Illuminée depuis l’intérieur, la croix est faite de petites cases accueillant une variété étonnante d’objets du quotidien. Elle suscite en moi un drôle de sentiment – mêlant l’aversion sarcastique d’une athée élevée aux antipodes d’une pareille symbolique avec un intérêt purement professionnel, mais aussi une fascination furtive. De vieux bancs en bois viennent compléter cette mise en scène suggestive. Ils proviennent de la chapelle du campus de l’université de Chicago qui s’en est débarrassé pour offrir aux étudiants musulmans un endroit où prier. Je m’assieds sur l’un d’entre eux et laisse Theaster Gates m’accueillir une nouvelle fois dans une église.
Le rituel est une pièce centrale commune au musée en tant qu’institution culturelle et au travail de Gates. Apparaissant comme une frontière transitoire, le rituel du musée offre une scène aux relations entre l’artiste, l’individu, l’objet, le marché et les histoires. Avec son exposition personnelle 13th Ballad, Theaster Gates ajoute en quelque sorte un post-scriptum à sa participation à la documenta 13 de Kassel, en Allemagne (2012). Un retraitement et un prolongement qui s’annoncent comme encore plus forts avec les trois performances publiques attendues dans l’atrium, et dans lesquelles Gates pourra tisser un lien entre les différents lieux et histoires les plus importants communs aux deux expositions.
Dans la croix de l’atrium, brosses à dents, tasses et serviettes, marmites et casseroles et autres ustensiles de cuisine, outils/matériaux, piles de vêtements soigneusement pliés, parapluies oubliés de leurs propriétaires inconnus et absents forment une espèce de compendium rappelant les tiroirs de Gaston Bachelard. Juxtaposés à l’ouvrage en pierres blanc, lisse et sobre de l’architecture du musée et à sa fenêtre panoramique s’ouvrant à l’est sur le lac Michigan, ces présentoirs en bois encombrés relatent des moments intimes, des compositions au ralenti, des œuvres provisoires, des biens manufacturés et la collectivité – des espaces qui traduisent des aspirations. Mais en son centre, discrètement éclairé, là où une boîte grenat laisse découvrir le repose-pieds métallique d’un coffret à cirage, ces récits se brisent, s’effondrent et commencent à murmurer, calmement, mais avec force, des idées nostalgiques sur l’histoire, les désirs du marché de l’art, les races, les classes, le pouvoir et le travail.
Avec ces compartiments, Theaster Gates emploie le même vocabulaire conceptuel qui caractérise les mises en scène oniriques de ses performances musicales et des objets d’art qu’il a créés ces dernières années. Dans son projet pour la documenta, par exemple, il intégra des matériaux de récupération provenant d’une maison de Chicago (de la South Dorchester Avenue) à une ancienne maison allemande de style Huguenot remise à neuf temporairement, établissant un lien entre les deux bâtiments pour la documenta, par l’association d’histoires et de matériaux anciens et nouveaux. Des projections vidéo de douze ballades de soul et gospel, enregistrées par Gates à Chicago avec son groupe, The Black Monks of Mississippi, mais aussi des performances en direct animées par des musiciens s’étant appropriés l’espace, emplissaient ce dernier d’une ambiance surréaliste, où, à chaque pas, pliaient et grinçaient les vieilles planches en bois de la maison, accentuant l’impression de vaciller à l’intérieur et en dehors du temps et de l’espace, parcourant de doutes l’auditoire hésitant entre réalité et mise en scène. Inspirée de son « Dorchester Projects », Gates a su transposer avec brio cette ambiance de Chicago à Kassel où, quelques années plus tôt, l’idée de départ, consistant à convertir un espace en studio, donna lieu à une « microtopia » continue dans la réutilisation d’espaces laissés à l’abandon, le retraitement artistique de matériaux et d’archives trouvés, l’animation expérimentale de ces espaces au travers de la communauté et de la musique, et la création d’une économie de valeur très particulière.
Le renouveau d’intérêt dans l’art de la performance des quinze dernières années, parallèle à l’explosion de la pratique sociale et à un engagement avec le lieu, se manifestent incontestablement dans les combinaisons esthétisantes et nostalgiques de Gates qui, chargées d’histoire et de musique noire, sont d’autant plus irrésistibles. Mais à la différence de projets comparables, il ne se contente pas de les dévoiler et de faire des promesses, il vous offre quelque chose que vous pouvez rapporter chez vous, si vous en avez les moyens. Bien après que se sont évaporés le goût exquis de la soul et l’odeur des livres usagés, des maisons renfermées, mêlée à celle du bois neuf et de la peinture fraîche, et que les « sons de la couleur noire » se sont tus, ces « objets lourds de sens, racialisés, énigmatiques, fétichistes, séduisants, sont à vendre ». [1] Pourtant, malgré leur grande popularité auprès des collectionneurs privés et des musées américains, ce sont les performances de Gates qui témoignent le mieux de la violente éruption de la culture noire dans les traditions blanches, même si elles demeurent difficilement mesurables dans son travail « matériel » plus palpable, toutes lourdes de sens qu’elles puissent être. Ce n’est donc pas la présentation déconcertante et brute d’un film documentaire, de projections vidéo et d’objets dispersés au 4ème étage des galeries du MCA qui peut convaincre de la continuité des recherches entreprises à Kassel, mais bien les performances en direct à venir qui prendront place à l’atrium sous la croix.
Sur cette scène, Gates et son ensemble, accompagné de ses autres collaborateurs, tenteront de fusionner la musique de « Les Huguenots », un grand opéra datant de 1836 écrit par le compositeur allemand Giacomo Meyerbeer, avec des sons s’inspirant du père du blues moderne de Chicago, Muddy Waters.
Alors que l’opéra raconte l’histoire de la persécution religieuse et des déplacements en Europe, le blues de Chicago marque de manière évidente la frontière transitoire à la fois temporelle et spatiale entre la vie rurale du peuple noir dans le sud – berceau du blues du Delta du Mississippi – et le nord industriel – destination de millions d’Afro-américains pendant la Grande migration. L’annonce des performances fait écho au manque de reconnaissance de Meyerbeer comme l’un des grands compositeurs d’opéras, dû en partie à la campagne antisémite de Richard Wagner contre son ancien mentor. En marge de ces quelques associations librement inspirées, il apparaît plus pertinent d’évoquer le père de Meyerbeer, un important raffineur de sucre en Prusse qui avait activement participé à l’économie de l’esclavage et à la réputation usurpée des Huguenots aux États-Unis. Après avoir été persécutés en Europe, certains réfugiés religieux imprégnés de la forte idéologie calviniste sont devenus de notables propriétaires de plantations et esclavagistes du Nouveau Monde. Un grand opéra à une échelle pentatonique.
Theaster Gates est conscient que les positions varient en fonction des lieux, et il s’intéresse de manière intrinsèque à l’écart existant entre ces positions et à la manière de les mettre en pratique. Les moments transitoires sont réalisés sous la forme de performances et de rituels. Gates mobilise le « travail » comme une métaphore globale de ses expositions à Kassel et à Chicago, mais aussi de sa pratique en général : en spéculant et enchevêtrant de manière stratégique des histoires de persécution, migration, race, violence, religion, travail, géographie, économies et musique dans le Black Atlantic, vu comme un tout. La musique comme un rituel, un processus intellectuel, comme un moment transformatif de l’espace, comme l’animation de certains objets, comme la sensation d’être là.
Kathleen Reinhardt est critique, commissaire d’exposition et doctorante. Elle vit à Berlin et est cofondatrice du collectif de traduction textual bikini. Elle écrit actuellement une thèse sur l’art de l’engagement social et de la performance autour de la notion de « post-blackness », dans le département d’Art africain de la Freie Universität de Berlin.
Theaster Gates : 13th Ballad, Museum of Contemporary Art Chicago,
18 mai – 6 octobre 2013.
Performances prévues au MCA Chicago :
Muddied Pentatonic with Believers and Blocks : 30 juin, 15h30
Migration Stories : 11 août, 15h30
Church in Five Acts : 22 septembre, 15h30
[1] Theaster Gates in Clay in My Veins and Other Thoughts, lecture-performance au Bemis Center for Contemporary Arts, d’Omaha, USA, 31 mars 2011, consultable sur http://vimeo.com/23493473
Traduit de l’anglais par Mélanie Chanat
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