Anna Martine Whitehead : « Le monde a besoin de plus de gens incarnés. »

<span lang="FR">Contemporary And :</span><span lang="FR">De quelle manière utilisez-vous votre corps pour démontrer une conception de la liberté individuelle ?</span>

<span lang="FR">Anna Martine Whitehead :</span> <span lang="FR">Plus je travaille depuis longtemps, moins cela m’intéresse de démontrer quoi que ce soit, du moins au sens où je comprends ce terme.</span> <span lang="FR">En tant que jeune artiste, j’ai pris la décision de renoncer à tout travail purement basé sur l'objet, et spécialement la peinture, pour adopter une approche plus basée sur le temps.</span> <span lang="FR">De nombreuses raisons expliquent ce changement, notamment un désir croissant de synthétiser ma connaissance sommaire de la métaphysique et de la physique des particules à travers l’intégration à mon propre corps.</span> <span lang="FR">Comment mon corps allait-il, par exemple, ressentir un trou noir ?</span> <span lang="FR">C’est une question intéressante à mes yeux.</span> <span lang="FR">Car nous ne pouvons pas « voir » ces phénomènes — ils ne peuvent pas être démontrés —, mais nous pouvons les ressentir et les vivre avec nos sens.</span>

</a> Performance by Anna Martine Whitehead. Image credit Sara Pooley.</figure>

<span lang="FR">C’est ma pratique quotidienne, mais en terme de pratique artistique générale : je ne me suis jamais beaucoup intéressée au « personnel », sauf lorsque je pouvais l’utiliser comme étude de cas pour explorer le politique au sens plus large.</span> <span lang="FR">Et je ne suis pas certaine de croire en la « liberté individuelle ».</span> <span lang="FR">Notre statut de personne humaine est tellement lié à des expressions collectives du moi, et plus je m’investis dans la mécanique quantique et l’abolition de la prison, moins j’ai de respect pour les frontières.</span> <span lang="FR">Les frontières, qui existent en partie pour perpétuer la notion erronée que je peux être libre tandis que d’autres ne le sont pas.</span> <span lang="FR">De nombreux chercheurs qui posent la question des croisements entre la théorie quantique, le statut de personne humaine et les épistémologies anthropocentriques — Donna Haraway, Michelle Wright et Timothy Morton, pour n’en citer que quelques-uns — ne seraient pas de cet avis.</span> <span lang="FR">Mais Fred Moten, Cedric Robinson, Saidiya Hartman et beaucoup d’autres affirmeraient aussi que je peux uniquement être libre dans la mesure où l’absence de liberté existe.</span>

<span lang="FR">C& :</span><span lang="FR">Depuis quelques années, votre œuvre est centrée sur l’abolition de la prison et la décentralisation de la « blancheur ».</span><span lang="FR">Comment associez-vous votre travail et votre conception d’une liberté collective ?</span>

<span lang="FR">AMW :</span> <span lang="FR">Je pense que l’abolition de l’État carcéral, de la surveillance d’État et de la suprématie blanche aiderait beaucoup dès lors qu’il s’agit de devenir libre !</span>

</a> Performance by Anna Martine Whitehead. Image credit: Mev Luna</figure>

<span lang="FR">C& :</span><span lang="FR">Que pensez-vous de la danse dans le système éducatif américain ?</span>

<span lang="FR">AMW :</span> <span lang="FR">Je n’ai plus enseigné dans des écoles ou jardins d’enfants depuis une dizaine d’années et je n’ai pas d’enfants, donc je ne suis peut-être pas la mieux placée pour en parler.</span> <span lang="FR">Pour le moment, je m’intéresse plus particulièrement à l’enseignement supérieur.</span><span lang="FR">La course effrénée que se livrent les institutions occidentales des beaux-arts et des arts plastiques pour trouver le moyen d’attirer et de retenir des clients, tout en offrant une expérience plus intéressante que nos dispositifs, a suscité des moments parfois intéressants dans l’évolution de la danse.</span> <span lang="FR">Les écoles d’art, au moins, sont en partie responsables de cette évolution récente du marché.</span> <span lang="FR">Je suis vaguement inquiète à propos de la déqualification de tout, mais je ne peux pas réellement défendre sérieusement ce point de vue puisque je ne suis moi-même jamais allée dans une école de danse et je me méfie profondément de la danse classique en tant que formation.</span> <span lang="FR">Je voudrais que les écoles enseignent la danse classique et la danse ethnique ; je pense que cela changerait le monde.</span> <span lang="FR">Aujourd’hui, j’aime enseigner la danse à des non-danseurs, c’est ce que je fais à l’école de l’Art Institute of Chicago (SAIC) et à la prison Stateville de Joliet, dans l’Illinois.</span> <span lang="FR">À la SAIC en particulier, les étudiants ne considèrent pas forcément mes cours comme une formation de danseur.</span> <span lang="FR">Et cela me va très bien.</span> <span lang="FR">Mon objectif personnel n’est pas plus de « danseurs » pour le monde, mais plus de « gens incarnés ».</span>

</a> Performance by Anna Martine Whitehead. Image credit: Robbie Sweeney</figure>

<span lang="FR">C& :</span><span lang="FR">Si vous aviez la possibilité de dîner avec trois danseurs historiques, qui choisiriez-vous ?</span>

<span lang="FR">AMW :</span> <span lang="FR">J’adore cette question !</span> <span lang="FR">Josephine Baker et Katherine Dunham, bien sûr.</span> <span lang="FR">Pouvons-nous inviter aussi Zora Neale Hurston ?</span><span lang="FR">Mais alors je crains que cela ne suffise pas à former un groupe.</span> <span lang="FR">Si l’on ne compte pas Zora, je prendrais en troisième un danseur du futur, dans 100 ans environ.</span> <span lang="FR">J’interprète votre mot « historique » au sens africain du terme, selon lequel l’histoire est aussi l’avenir.</span> <span lang="FR">Je serais curieuse de rencontrer quelqu’un qui dansera dans 100 ans : de lui demander comment la technologie, l’internet des objets et la vie en tant que cyborg modifient son sens du corps.</span> <span lang="FR">Je serais aussi curieuse de voir ce que pense ce danseur du fait d’être un artiste après l’extinction massive des espèces et la « crise » migratoire massive que nous commençons tout juste à pouvoir imaginer aujourd’hui en 2019.</span>

Anna Martine Whitehead<span class="apple-converted-space"><span lang="FR"> </span></span><span lang="FR">vit à Chicago.</span><span lang="FR">Elle écrit, fait différentes choses et des performances à propos du rapport noir queer au temps.</span>Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères.