Notre auteur Gauthier Lesturgie se penche sur l'œuvre de l'artiste berlinoise Filipa César.
« Les hommes prennent peur, peur d’être submergés par cette multitude d’écrits, ces amas de mots. Alors pour garantir leur liberté ils construisent des forteresses » 1
En octobre 2012, le gouvernement portugais lance le programme « Golden Visa », autorisant de riches investisseurs étrangers à bénéficier d’un droit de résidence sur son sol. Un accès à l’union européenne par l’implantation de sommes considérables dans le pays. Le sous-titre « ou l’élimination des discrédités » choisi par Filipa César pour son exposition vient dénoncer aussitôt l’envers de ce « visa en or ».
« Golden » (« en or »), terme choisi par les autorités portugaises pour attirer les investisseurs, nous ramène vers une conception matérialiste de l’économie. Partant de cette dernière notion, Filipa César relie différentes histoires, notamment celle de l’exploitation minière dans les colonies portugaises en Afrique qui révèle de troublants échos avec notre réalité actuelle.
Comme nous l’indique une lettre dactylographiée présentée au début de l’exposition, l’artiste portugaise basé à Berlin a mené des recherches en Guinée-Bissau2 sur les traces de son père qui y a effectué son service militaire de 1967 à 1969.
Dans son film-essai, Mined Soil pièce centrale de l’exposition, Filipa César invoque la figure de Janus, divinité de la mythologie romaine à deux têtes, dieu des commencements et des fins, des passages et des portes. Si l’usage de ce personnage symbolique peut faire référence aux versants d’une frontière, aux revers du visa ainsi qu’à un regard nécessaire vers le passé, il est aussi un personnage de la subversion au double visage et identité qu’incarne ici Amílcar Cabral connu aussi sous son nom d’activiste Abel Djassi.
Penseur, auteur, ingénieur agricole et leader politique nationaliste, Amílcar Cabral est né en 1924 à Bafatá d’un père Cap-Verdien et d’une mère Bissau-Guinéenne. Il étudie l’agronomie à Lisbonne où il vit jusqu’en 1952 avant de retourner en Guinée-Bissau. Jusqu’en 1961, il travaille pour le gouvernement du Portugal qui lui demande de faire un rapport sur l’état de l’agriculture dans les colonies portugaises en Afrique. Il se déplace alors librement dans les campagnes angolaises, bissau-guinéenne et cap-verdienne. Lors de ses recherches et rencontres il développe un sens critique interne de l’entreprise coloniale qui le mènera à fonder en 1956 avec d’autres militants indépendantistes le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). Son travail pour le gouvernement n’est pas à comprendre uniquement comme une couverture mais bien ce qui lui a permis de construire une compréhension aiguë des processus coloniaux qui pourront l’amener à son démantèlement. Ces recherches dans les années 1940 et 1950 lui confère une profonde connaissance des conditions agronomiques et écologiques de ces pays et de leurs habitants. Il est l’un des rares africains à avoir étudié à Lisbonne qui bénéficie d’un accès direct aux personnes des zones rurales ce qui lui permettra de répandre ses idées. Il est assassiné six mois avant l’indépendance de la Guinée-Bissau en 1973.
Lors de ses études sur l’état des sols, Amílcar Cabral maintient l’idée que l’érosion de la terre causée ou accélérée par l’exploitation humaine constitue la principale, bien qu’indirecte, raison de la famine et sécheresse dans les campagnes. Il analyse alors des relations immédiates entre ce que les gens produisent, les intérêts matériaux et leurs identités.
Suivant les traces et déductions d’Amílcar Cabral, Filipa César considère alors la terre dans un sens élargi comme support à de multiples narrations : exploitation, profit, mémoire et archive.C’est aussi un outil et symbole stratégique lors de la guerre de libération qui durera près de douze ans. Dans le film Mined Soil, le sol sableux devient support de dessins stratégiques : « The soil was the blackboard of the guerilla. Where the tactics of the mission would drawn and easily whipped out ».
Sur les murs de l’espace d’exposition, Operations forment un ensemble de collages où l’artiste assemble des photographies de ses recherches dans les archives militaires : plans des mines exploitées par l’armée portugaise associés aux dessins stratégiques des guérillas indépendantistes. Manoeuvres esthétiques de l’artiste qui nous plongent directement dans ses investigations et nous révèlent de manière formelle les imbrications entre ces différents évènements et usages du sol.
Filipa César utilise la matière comme métaphore évidente d’une conception de l’histoire en différentes strates. Couches superposées et instables marquées par une multitude de stigmates à la manière d’un palimpseste. Notion visuellement incarnée dans Mine Soil, par l’effet de surimpression vidéo sur le corps de la lectrice qui lit différentes sources récoltées par l’artiste. Ces citations lues bout à bout juxtaposent et tissent des liens sans transitions notamment entre les recherches de Amílcar Cabral, les analyses de l’impérialisme néo-coloniale de Kwame Nkrumah et de récents articles de journaux portugais. La situation critique actuelle qui paralyse les pays « pauvres » de l’Europe réveille les propos de ces penseurs sur le néo-
En 2012 dans la zone de Boa Fé, le gouvernement portugais lance des opérations d’extraction de métal, d’argent et d’or et autorise l’exploitation de mines par la compagnie canadienne Colt Resources. Plus de 2000 ans après les mines de l’armée romaine dans la même région, l’exploitation des sols nous révèle des enjeux géopolitiques cryptés déchiffrés ici par Filipa César à travers l’invocation de différentes narrations auxquelles elle vient y ajouter sa propre voix.
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Gauthier Lesturgie est un auteur et curateur indépendant basé à Berlin. Depuis 2010, il a travaillé dans différentes structures et projets artistiques tels que la Galerie Art&Essai (Rennes), Den Frie Centre for Contemporary Art (Copenhague) ou encore SAVVY Contemporary (Berlin).
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1Alain Resnais. « Toute la mémoire du monde », noir et blanc, son, 21 minutes, France, 1956.
2Colonie portugaise de 1879 à 1973.
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