M. Neelika Jayawardane porte un regard sur le travail de Moshekwa Langa.
J’ai découvert le travail de Moshekwa Langa à la Iziko National Gallery de Cape Town, à travers une exposition qui s’appelait A Decade of Democracy: South African Art 1994-2004. Parmi les travaux qui attirèrent le plus l’attention en raison de leurs messages ouvertement politiques, le travail vidéo de Langa, Home Movies: Where Do I Begin (2001), filmant sa ville natale de Bakenberg dans la province du Nord de l’Afrique du Sud, proposait un espace de calme, approprié pour la contemplation.
Home Movies montre une longue file de silhouettes d’hommes et de femmes attendant patiemment avant de monter à bord d’un bus. C’est une scène rurale – l’arrêt de bus est situé en plein air, sans abri ou trottoir en béton. La caméra de Langa se concentre sur le tiers inférieur des corps ; nous ne voyons pas les visages ou les bustes de celles et ceux qui se trouvent dans la file d’attente. Nous voyons des jambes qui ne tiennent plus en place et de la poussière corail qui se dépose sur les chaussures. Lorsque la file d’attente commence à avancer, nous voyons un grand sac de courses en plastique, des chaussettes dont l’élastique a rendu l’âme, des chaussures usées par le temps. Une femme tient une canne d’un bois lisse qui lui permet de tenir sur ses articulations douloureuses, gonflées d’oedèmes. Elle est vêtue d’une jolie robe en tissu bleu vichy et paraît être d’un certain âge, en raison de ses chevilles enflées et de sa corpulence, accentuée par le volume et les plis de sa robe. Peut-être que l’œdème est dû à une maladie, une insuffisance cardiaque ou rénale, non diagnostiquée ou bien non traitée. Devant elle, un homme grand et mince avance d’un pas plus assuré, il porte un pantalon de ville impeccable qui lui arrive aux chevilles, dévoilant des souliers sans chaussettes. Nous regardons ces jambes et ces pieds monter à bord du bus, avec de longues pauses entre chaque ascension d’un passager dans le véhicule.
En se référant aux images iconiques des premières élections en Afrique du Sud – de longues et tortueuses files d’attente d’électeurs espérant que cet acte magique les transporterait et transformerait leurs vies – , la caméra de Langa se charge d’un pouvoir évocateur. Malgré la promesse de mobilité qu’offre le bus, dans ces zones rurales et délaissées d’Afrique du Sud – en particulier dans les anciens « bantoustans » ou « homelands » – la sortie progressive de l’enfermement est lente et douloureuse. Comment échapper à un système administratif d’apartheid qui rendait les personnes noires illégales dans leur propre pays en les faisant disparaître, en les mettant à l’écart, pratiquement emprisonnées ?
Moshekwa Langa est né à Bakenberg – un « homeland » semi-indépendant, si petit qu’il n’était pas même indiqué sur les cartes d’Afrique du Sud de son école. L’endroit dont il croyait être originaire n’avait pas d’existence. Cette expérience de ne pas être reconnu – d’être originaire d’un endroit « qui n’existe pas » – a eu un impact si profond sur Langa qu’il commença à créer ses propres cartes pour dessiner la cartographie de ses expériences : c’est le Bakenberg de sa mémoire et de ses rêves. Mais il ne s’agit pas seulement d’une expérience individuelle, c’est également un tableau collectif dans lequel, de génération en génération, les gens se transmettent des expériences et des points de repère (dont certains ont disparu depuis longtemps) pour s’orienter.
Afin de recréer un endroit tout en revendiquant son existence, là où on cherche justement à effacer sa présence, Langa élabore des paysages complexes remplis d’objets ayant pour lui une importance. Parfois, il exploite également le bric-à-brac d’un lieu particulier. Pour réaliser son installation à Urbana-Champaign dans l’Illinois, par exemple, il passa près d’une semaine à acheter et à collectionner des objets provenant de bibliothèques, d’écoles, de magasins et de marchés aux puces, qu’il disposa au sol, entre les murs où se trouvaient ses peintures et ses collages. 1 L’aspect ludique et décalé de ses métropoles – de livres empilés et de vieux abat-jour (comme à Urbana-Champaign) ou de voitures miniatures, de petites bouteilles en verre et d’une boule à facettes (comme à la 53e Biennale de Venise 2)—tend souvent à amoindrir la profondeur, la force et la grande douleur qui sont les points de départ de ses installations.
Toutefois, en plaçant son catalogue personnel d’objets de valeur au milieu des détritus du lieu dans lequel il crée son installation, Langa affirme son appartenance à cet océan d’objets – il se positionne lui-même quelque part entre l’important et l’insignifiant, entre l’invisibilité et la présence. Les installations de Langa sont ainsi des espaces de seuil « entre la perte de conscience du réel et la plongée dans un état de veille fantastique » où le « réel, l’imaginaire et le désir » sont réunis.3 Les bobines de fil colorées et de grande taille qu’il enroule entre ces objets nous indiquent de quelle manière son histoire personnelle et ces objets sont reliés, ne serait-ce que par un lien éthéré – et qu’il existe des relations entre l’endroit où Langa se trouve et ses propres tentatives pour trouver sa place entre des objets inconnus, dans un environnement inconnu.
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1 Sheriff, Ashley E. “Moshekwa Langa at the Krannert Art Museum.” University of Illinois Center for African Studies.
2 “Temporal Distance (With Criminal Intent). You Will Find Us in the Best Places.” 1997-2009.53rd International Art Exhibition of the Venice Biennale. ;
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