Dans cette série, C& revisite les expositions les plus discutées, appréciées, détestées ou inspiratrices des dernières décennies, celles qui ont changé la donne en matière d'art contemporain de perspectives africaines. Nous avons exhumé une critique de Bisi Silva qui s’attarde sur la deuxième – et dernière – Biennale de Johannesburg.
La popularité récente des biennales et des méga-expositions, notamment en périphérie du centre des métropoles de l’art occidental, a fait de 1997 une année particulièrement chargée pour la jet-set de l’art. Outre les pourvoyeurs de l’art contemporain de l’Ouest, bien établis et généreusement financés, il existe des biennales moins en vue qui gagnent du terrain en offrant une perspective véritablement globale des tendances et des préoccupations actuelles dans le domaine des arts visuels et de la culture. Cette année-là, à la Documenta X, The Munster Sculpture Project et la Biennale de Venise se sont rajoutées les biennales de La Havane, de Kwangju, d’Istanbul et de Johannesburg, sans oublier celles de moindre envergure qui, en Europe de l’Est – comme en Slovénie – prolifèrent.
Actuellement, biennales ou méga-expositions semblent être des incontournables pour les nations qui souhaitent intégrer le village global. Après des décennies d’isolation, l’Afrique du Sud fait partie de ces candidats empressés dont l’optimisme et l’euphorie postapartheid ne diminuent pas. Tel un signal de son arrivée sur la scène culturelle internationale, l’Afrique du Sud a accueilli sa première biennale en 1995, un événement marquant qui comprenait plus de 250 artistes de 80 pays. Sous la direction artistique du Nigérian vivant aux États-Unis Okwui Enwezor, la 2e Biennale de Johannesburg s’intitulait, quant à elle, « Trade Routes: History and Geography » (Routes commerciales : histoire et géographie), et prenait le concept de « circulation mondiale de la culture » comme point de départ de son approche curatoriale et philosophique.
Moshekwa Langa, Temporal Distance (With a Criminal Intent) You Will Find Us in the Best Places, 1997, mixed media installation, photo: Werner MaschmannSe détournant du format traditionnel des biennales articulées autour de pavillons nationaux – qui renforcent inévitablement l’axe binaire riche/pauvre, développé/sous-développé, occidental/non occidental –, Enwezor a choisi de collaborer avec six commissaires internationaux : Kellie Jones, Gerardo Mosquera, Octavio Zaya, Hou Hanru, Colin Richards et Yu Yeon Kim. Ils furent tous invités à s’engager et à réagir aux discours engendrés par « Trade Routes », autour du postmodernisme, du post-colonialisme, de la culture populaire, du multiculturalisme, ainsi que des problématiques d’identité qui prennent en considération les différences raciales, culturelles, historiques, sexuelles et de genre.
Il en a résulté une biennale de petite envergure où nous ont été donné à voir une série d’expositions hétéroclites constituées d’un ensemble d’œuvres recourant à divers médiums, réalisées par plus de 145 artistes originaires de 35 pays. L’art conceptuel de l’installation a largement dominé, bien que la photographie, le film, la vidéo et la sculpture aient été aussi bien représentés. Toutefois, l’absence de peinture dans une exposition de portée internationale a presque ajouté foi à la si regrettée mort de la peinture. Élément central de la Biennale, l’exposition « Alternating Currents » occupait une ancienne et immense centrale électrique de 1929 superbement rénovée, dont l’entrée était dominée par l’imposante œuvre United Nations — Africa Monument: Oasis 1997, de l’artiste chinois Wenda Gu. L’installation, accrochée tel un tapis mural d’environ 9 mètres, consistait en de vrais cheveux collectés auprès de plus de trois cents barbiers du monde entier.
« Alternating Currents » est une exposition itinérante organisée en co-commissariat par Enwezor et son collaborateur de longue date, le commissaire et critique Octavio Zaya, dans laquelle aucune trajectoire n’est perceptible et toute tentative de dégager une thématique unique était anéantie. Ceci ne s’est pas révélé être un obstacle mais a permis en réalité une approche de l’exposition comme d’une « zone de rencontres » ouverte à tous, dans laquelle quatre-vingt artistes atypiques étaient invités à participer et à réagir à divers concepts englobant un peu tout ce qui commençait par « post » et se terminait en « isme » ou « tion » : post-modernisme, post-colonialisme, post-nationalisme, globalisation, migration. Quoi qu’il en soit, ce sont des thèmes importants qui resurgissent de manière récurrente dans les œuvres de nombreux artistes et les concepts jumeaux d’« History and Geography » (histoire et géographie) apparaissent, quant à eux, plus déterminants que tout autre facteur, et constituent un point de convergence de remise en cause d’idées arrêtées sur les limites, les frontières, face aux fluctuations des paysages qui caractérisent largement la dernière partie du XXe siècle.
Sur le plan conceptuel, « Trade Routes » se cristallise autour de problématiques politiques, culturelles et économiques et rassemble une grande diversité d’œuvres, telles que les installations d’Yinka Shonibare, de Vivan Sundaram et de Marc Latamie. Dans le Victorian Philanthropist Parlour, 1996, l’artiste nigérian basé à Londres Yinka Shonibare a recréé un salon victorien dont les meubles et les murs sont décorés de batik africain, un matériau que l’on croit très souvent originaire d’Afrique. Toutefois, en s’attachant à la façon dont le voyage influe sur les notions d’identité culturelle et soulève la question de l’authenticité, l’artiste a retracé l’origine du tissu depuis l’Indonésie jusqu’à la Hollande, en passant par la Grande-Bretagne et l’Afrique de l’Ouest. L’installation caustique de l’artiste indien Vivan Sundaram, The Great Indian Bazaar, 1997, recourt au texte et à des images photographiques encadrées d’acier pour souligner les effets du commerce global et l’afflux de biens de consommation dans un pays où la majorité de la population peut difficilement se les payer, tandis que l’œuvre du Martiniquais Marc Latamie, Side Effects, 1997 – une reconstitution de ce qui ressemble à un bureau d’importation et d’exportation –, rappelle les répercussions humaines du commerce mondial du café, du sucre et du coton.
La diaspora en tant que résultat d’une migration forcée, volontaire, économique ou politique est le fil conducteur qui relie nombre de travaux d’artistes. Cela apparaît peu surprenant à l’examen du riche catalogue de la biennale, qui révèle que plus de la moitié des artistes résident dans des pays autres que leur pays d’origine. Le processus de mémoire, lors duquel elle rephotographie et remet en scène certaines images, est décrit dans la South Sea Island and Africa series, une installation photographique de l’artiste africaine américaine Carrie Mae Weems résultant d’une recherche de ses ancêtres africains hors du contexte américain, qui l’a amenée en pèlerinage le long de la route côtière de l’esclavage vers le Sénégal, en passant par le Ghana et la Côte d’Ivoire. La migration et la mémoire ne sont toutefois pas décrits de manière moins poignante par la Mexicaine Teresa Serano dans une projection vidéo sur trois écrans, The Grass is Always Greener on the Other Side of the Fence, 1997 montrant des milliers de papillons Monarques migrant vers le nord auxquels viennent se superposer, toutes les quelques minutes, des images poignantes de situations de migrations résultant de la famine, de la guerre et d’autres désastres.
La force d’« Alternating Current » réside pour l’essentiel dans son apport à l’Afrique du Sud d’œuvres d’artistes reconnus internationalement, tels que Gabriel Orozco, Felix Gonzales Torres, Beat Streuli, Sam Taylor-Wood, Shirin Neshat, Stan Douglas, Rona Pondick, Ghada Amer et Eugenio Dittborn. Elle parvient aussi à faire connaître des artistes sud-africains localement célèbres, tels que Penny Siopis, Sue Williamson, Andries Botha, Malcom Payne, Wayne Barker, auprès d’un public international. Parmi les exemples remarquables, on notera la projection de diapositives de photos d’archives de Santu Mofokeng, Black Photo Album/ Look at me 1890-1950, 1995-1997, où l’on peut voir des Noirs de la classe ouvrière et de la classe moyenne vêtus de costumes victoriens, façonnant ainsi un portrait de l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. Mofokeng entrecoupe ces images de textes qui analysent ce qu’il appelle la colonisation mentale. Mises en regard de portraits contemporains par Zwelethu Mthetwa de populations noires ordinaires et de la simplicité de leurs modes de vie réels, ces images apparaissent d’autant plus frappantes.
Les autres expositions de la Biennale ont tenté d’atteindre une certaine cohérence, principalement à travers l’association des médiums. L’élément photographique dominait « Important and Exportant » du commissaire cubain Gerardo Mosquera. Malgré la superbe installation dans la spacieuse Johannesburg gallery of Art, le résultat s’est avéré globalement banal, uniquement sauvé par certaines juxtapositions intéressantes telles que les paysages marins du photographe japonais Hiroshi Sugimoto et l’installation du Brésilien Cildo Meireles, Morulho, 1992-1997, qui consistait en une jetée entourée de 2 000 livres ouverts posés au sol, dont les couleurs bleu émeraude créaient une simulation de mer.
À l’approche de la fin du siècle, l’utilisation de la technologie a gagné du terrain et constitue désormais une partie intégrante des grandes expositions. « Hong Kong, etc. » du commissaire chinois basé à Paris Hou Hanru, comprend un site web de 110 pages qui, bien qu’il inclue du texte, des pages de projet et des contributions sur l’art par des sommités telles que Rem Koolhaas et Saskia Sassen, s’est révélé ennuyeux et chronophage dans l’accès à l’information. L’espace peu inspirant de la Rembrandt van Rijn Gallery a desservi le travail d’Andreas Gursky, de Huang Yong Ping, d’Ellen Pau et de Fiona Tan. « Transversions » est parvenu à mieux combiner les médiums traditionnels et les nouvelles technologies. Déployée sur les deux niveaux supérieurs du Museum Africa, l’exposition du commissaire Yu Yeon Kim a su réunir harmonieusement films, vidéos, installations sculpturales et terminaux informatiques en un tout éclectique à partir des œuvres disparates d’artistes tels qu’Alfredo Jaar, Gary Simmons, Dennis Oppenheim et Keith Piper.
« Trade Routes » a poursuivi son voyage jusqu’au cap de Bonne-Espérance, à la confluence de l’océan Atlantique et de l’océan Indien afin de « délimiter le site géographique tangible autour duquel la globalisation fait l’objet de débats ». C’est pourquoi Enwezor a étendu stratégiquement les limites de la biennale jusqu’au Cap. Dépourvu de l’ombre du danger potentiel qui paralyse presque tout mouvement à Johannesburg, Le Cap apparaît quasi surréaliste lorsque l’on tente de se rappeler que l’on ne se trouve ni sur la Côte d’Azur ni sur toute autre Riviera européenne, mais bien en Afrique. Malgré toutes les autres distractions côtières, les deux expositions qui s’y trouvaient étaient les plus ciblées. « Graft », mise en œuvre par le commissaire et historien de l’art sud-africain Colin Richards se consacrait totalement au travail d’artistes sud-africains vivant dans le pays et hors des frontières, et comprenait les œuvres de plus jeunes talents tels que Johannes Phokela, Moshekwa Langa, Maureen de Jaeger, Tracey Rose, Sandile Zulu, etc.
« Life’s Little Necessities », de la commissaire américaine Kellie Jones, explorait la manière dont les femmes artistes ont eu recours à l’installation dans les années 1990 afin d’explorer une myriade de problématiques diverses mais reliées entre elles. Les Américaines Lorna Simpson et Jocelyn Taylor ont toutes deux opté pour des projections de films et des vidéos pour aborder les questions du corps et l’art érotique, tandis que l’artiste nigériane Fatimah Tuggar et l’Africaine du Sud Veliswa Gwintsa se sont attachées à étudier l’espace domestique. Cette dernière en s’interrogeant sur le prix traditionnel de la dot, la première en créant de gigantesques images générées par ordinateur superposent une cuisine moderne high-tech occidentale sur la cuisine africaine traditionnelle, soulignant la fusion des rôles et de la culture.
Afin de compléter ces expositions, une programmation ambitieuse de films présentant le travail de plus de trente réalisateurs originaires de vingt pays différents a été diffusée. Un programme artistique destiné au public regroupant des posters, des panneaux d’affichage et des performances était également proposé. Malheureusement, en dépit des efforts et des bonnes intentions d’impliquer la communauté locale et d’atteindre la plus grande audience possible, la Biennale a pâti du manque de publicité adéquate, lorsqu’elle existait. Les informations et les instructions étaient rares sinon inexistantes, la plupart de ces programmes pour le public étaient difficiles voire impossibles à trouver, elles échappaient à l’attention des pisteurs d’art les plus assidus et d’un public local non aguerri à la recherche ou la fréquentation de l’art dans des espaces alternatifs.
Lors de la conférence de presse de la Biennale, et malgré la représentation d’artistes sud-africains à hauteur de plus d’un quart, les questions sur la pertinence de certaines œuvres et problématiques concernant leurs vies, leurs conditions à Johannesburg, au Cap, mais surtout dans les townships, n’ont cessé de déferler. Comme tout événement de cette envergure, dans un pays aussi complexe que l’Afrique du Sud où la majorité des gens sont encore aux prises avec la lutte pour leurs droits, il est difficile de justifier de la nécessité d’un événement culturel tel qu’une biennale. Johannesburg devra peut-être trouver un format qui, au vu des préoccupations locales et du désir des organisateurs de se reconnecter avec leurs voisins, fonctionnera pour le continent africain sans échouer face à ses aspirations globales. « Trade Routes: History and Geography » est un commencement.
Bisi Silva est une commissaire indépendante. Elle est la fondatrice et la directrice artistique du CCA Lagos, Centre for Contemporary Art, Lagos. Elle a été la directrice artistique des Xe Rencontres de Bamako, Biennale africaine de photographie.
Cet article a été publié à l’origine dans Nka: Journal of Contemporary African Art en 1998.
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