Dak’art, la Biennale de Dakar 2022

Forger : la postcolonie se lèvera

Isabelle N’diaye à propos de la biennale qui entend mettre en place les conditions pour forger des royaumes par le feu et l’action.

DOXANTU. Performing arts Precy Numbi, Mucyo, Peintre Obu, Laura Nsengiyumva. Production : Isabelle N’diaye.

DOXANTU. Performing arts Precy Numbi, Mucyo, Peintre Obu, Laura Nsengiyumva. Production : Isabelle N’diaye.

By Isabelle N’diaye

Cette critique créative de Dak’Art se situe dans le regard et l’expérience d’une femme, celle d’un corps noir diasporique qui a grandi en partie à Dakar et en partie dans les villes occidentales, qui est sensible au design urbain et à la gouvernance urbaine et plus précisément à la façon dont les arts (dé)façonnent les villes à la fois au niveau politique et spatial.

L’autrice remercie Ibrahima Thiam, Firi, Laeila Adjovi, the Matter Art Project, Mamadou Khouma Gueye, l’École des Mutants, ainsi que l’équipe artistique et technique de Dak’Art 2022.

Visual arts installation. Mame Diarra Niang, 2022. Uncharted Grounds exhibition. Courtesy of The Matter Art Project.

Comme expliqué lors de la quatrième édition des Ateliers de la Pensée coordonnée par Felwine Sarr, le principal objectif de Dak’Art 2022 est de créer les conditions pour forger, façonner des royaumes à partir du feu, se mettre en action. Les personnes parlant le sérère pourraient employer le terme ĨNDAFFA, et mieux comprendre le concept clé : « Ĩ NDAFFA, s’inspire de I NDAFFAX qui – en langue sérère – invite à la forge. En posant sa graphie comme une double action de nommer et de dérouter le sens, le terme énonce aussi bien la liberté de transformer que les multiples possibilités de créer. » ĨNDAFFA#, qui se forge après l’ère COVID-19, suggère ainsi l’alchimie de l’action transformatrice menant à une nouvelle étape.

En naviguant dans cette biennale comme une personne à la fois initiée et extérieure, en interagissant avec les artistes tout en profitant des propositions artistiques importantes dans toute la ville à l’instar de n’importe quelle visiteuse, j’ai compris à quel point cette notion de ĨNDAFFA# a été prise au sérieux par l’ensemble de l’écosystème artistique. Toutes les personnes, qu’elles soient impliquées dans la programmation publique officielle (IN), qu’elles proposent quelque chose en marge de celle-ci (OFF), ou qu’elles circulent entre les espaces IN et OFF, ont été occupées à forger des espaces conceptuels et artistiques pour façonner les formes et les conditions de la post-colonie.

Aarou Maggni (protective ancestor), Ibrahima Thiam 2022. Teg Bët Gëstu Gi, visual installation from museum’s archive. Collective artists. Curator : El Hadj Malick N’diaye and Emmanuelle Chérelle.

Des artefacts qui forgent des récits

L’un des angles permettant d’appréhender la production artistique dans le contexte de Dak’Art 2022 consiste à se rapporter à des objets du passé qui peuvent être remis en scène dans le présent, en fonction de la valeur et de la considération que nous leur accordons. L’exposition intitulée Teg Bët Gëstu Gi, qui pourrait être compris comme une manière poétique en wolof de dire « oir ou toucher des yeux », est désireuse d’entreprendre cette conversation. El Hadj Malick N’diaye, conservateur du musée et directeur artistique de Dak’Art, ainsi qu’Emmanuelle Chérelle ont invité cinq artistes de la scène internationale à parcourir les artefacts marchandisés du musée. Nos Maamo Mame (les ancêtres des ancêtres), ainsi nommé·es dans le titre d’un film de Mamadou Khouma Gueye, ont été exhumé·es et réanimé·es : connaissances, chants, modes d’énonciation de pratiques, histoires réelles, vécues, croisées ou oubliées, donnent voix à ces artefacts, langues et récits locaux.

Poster FESTAC Dakar 66. Design : Ibrahima Diouf

Forger des alliances, reconquérir les murs vides, restaurer les héritages délaissés

L’épicentre de Dak’Art, l’ancien palais de justice, a connu plusieurs vies. C’était au départ un lieu de justice où étaient jugés divers présidents et/ou suspects de coup d’État présumé, avant de tomber en désuétude. Après vingt-quatre ans de négligence et au moins autant d’années de lobbying intense de la part du secteur artistique depuis 2016, ce bâtiment peut officiellement être utilisé à des fins culturelles après sa réaffectation publique par le chef de l’État.

Un autre édifice qui résonne à travers de multiples histoires est l’actuelle Cour suprême de Dakar. Il a été construit à l’origine comme un musée dynamique, un lieu clé du premier Festival mondial des arts nègres de 1966 destiné à concevoir des modes de production artistique africains et à proposer une approche des musées comme lieux de rencontres et d’évènements plutôt que comme espaces d’expositions statiques. Parallèlement aux plans d’ajustement structurel du FMI, la fin des années 1980 et les années 1990 ont été des années difficiles pour cet espace culturel. Sur ordre présidentiel, en 1988, tous les artistes et adeptes de l’art ont dû quitter les lieux, avec le renfort des forces de police. Les œuvres d’art qui n’ont pas pu partir avec leurs créateur·rices sont ainsi passées dans le patrimoine public sous la garde de la nouvelle occupante, la Cour suprême.

Dans un geste de responsabilité politique possiblement nourri par les débats actuels sur la restauration et la restitution, un vaste programme de restauration de ces œuvres a été entrepris conjointement par Dak’Art et la Cour suprême. Entre-temps, une exposition retraçant les biographies de ces héritages sera inaugurée à cette même Cour suprême dans le cadre de la programmation OFF.

La réhabilitation de l’ancien palais de justice ainsi que la restauration des œuvres d’art sont deux approches menées dans le contexte du Sénégal, relatives aux espaces et aux productions sénégalaises qui alimentent les débats sur la restitution. Être capable de restaurer ses lieux et de redonner de la valeur au patrimoine national sont des conditions sine qua non pour la bonne poursuite des processus de restitution amorcés dans le monde global.

La Mine Urbaine Collectif Villes en Mouvement x Kër Thiossane x Alt Del. Artistic director : Fatou Cissé

Forger nos rues et des archives organiques pour l’avenir

En tant que ville d’art et de culture, Dakar n’est pas immunisée contre le syndrome de la boîte blanche.

Au cours de cette biennale, la forte présence des arts dans les rues non seulement de la ville mais de l’ensemble du pays (tout au long des programmes OFF) représente un défi. Doxantu est un programme destiné à l’espace public de la biennale. Le public peut assister à plusieurs expositions hors format et à des moments ponctuels d’art performatif.

Le collectif Villes en Mouvement avec Ker Thiossane et Alt-Del Geej Mambulaan a organisé un programme d’art performatif sur le thème de l’écologie dans une conversation ouverte avec les rues. Une autre proposition performative est celle de Precy Numbi, artiste installé à Bruxelles, qui a commencé à développer des performances de robots éco-futuristes à Kinshasa. Precy Numbi et son alter ego, Robot Kimbalambala, ont invité quelques camarades de la diaspora de Kigali et d’Abidjan à partager un doxantu (« une balade » en wolof), déambulant à travers éco-futurisme, célébrations rituelles et rencontres humaines non-humaines entre l’océan Atlantique et d’immenses sites industriels, voués à devenir des appartements de luxe.

The School of Mutants. Visual arts installation. Courtesy of School of Mutants

L’école des Mutants, un projet de recherche artistique pointu mené par Hamedine Kane et Stéphane Verlet Bottero, a investi les croisements du musée et de ses contre-espaces pour proposer une installation au Musée Théodore Monod d’art africain. Telle une école sans professeur·es, sans murs et sans hiérarchies entre les savoirs, le collectif a réactivé la scénographie de A Case Peulh. Ce style d’habitat traditionnel est particulier aux communautés halpulaar du nord du Sénégal, qui considèrent les herbes et les meubles du quotidien comme des matériaux formidables pour la guérison, la reconnexion et la communication entre diverses entités. Par un équilibre entre les archives muséographiques et une traduction artistique des connaissances endogènes et du savoir-faire halpulaar, L’École des Mutants apparaît comme une réminiscence, une réanimation de récits tombés dans l’oubli dès que le musée a marchandisé son essence.

Raw Material and Company, multidisciplinary installation and discursive events. Artistic direction : Tuan Andrew Nguyen

Raw Material Company, un centre pour l’art, le savoir et la société qui a accueilli la phase de recherche intermédiaire de l’École des Mutants, offre également un espace discursif pour faire écho aux histoires occultées du récit officiel (c’est-à-dire colonial), qui doivent pourtant être racontées.

Le Spectre des ancêtres en devenir est une exposition proposée par Tuan Andrew Nguyen impliquant la communauté sénégalo-vietnamienne. Elle fait sortir de l’ombre et dévoile les histoires des figures féminines puissantes de cette communauté — mères et piliers des familles qui font partie intégrante du tissu social sénégalais.

Décloisonner les frontières et les hiérarchies qui existent entre les artefacts, explorer en profondeur les épistémologies productrices de connaissances vers la postcolonie, vers une manière de faire autrement et autre chose que ce qui a été appris semblait constituer la grammaire générale de Dak’Art 2022.

Isabelle N’diaye est une journaliste culturelle qui vit entre Bruxelles et Dakar. Elle travaille à des analyses de la production artistique et de la circulation des connaissances dans un cadre postcolonial, afin de permettre aux formes subversives d’émerger et aux voix inaudibles de se faire entendre.

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