Mearg Negusse de C& plonge dans les thèmes au cœur de l’exposition récemment ouverte à C/O Berlin, « A World in Common », en compagnie du commissaire et auteur Osei Bonsu. Divisée en trois sections, l’exposition présente vingt-trois artistes d’Afrique et de sa diaspora. Une première édition a eu lieu à la Tate Modern de Londres où Bonsu est conservateur de l’art international.
Edson Chagas, Tipo Passe, 2014. A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
Mearg Negusse : L’exposition s’intitule « A World in Common ». Pouvez-vous nous dire ce qui a motivé votre décision dans le choix de ce titre ?
Osei Bonsu : L’exposition se consacre au paysage de la photographie contemporaine d’Afrique et s’appuie sur le cadre théorique des écrits d’Achille Mbembe pour s’interroger sur l’idée de « penser le monde à partir de l’Afrique ». Le titre s’est imposé comme une interrogation autour de cette idée, mais plus précisément comme une tentative de réunir les théories postcoloniales sur la vie contemporaine en Afrique à travers le prisme de la photographie et la manière dont des artistes composent avec leurs conditions immédiates.
Ainsi, l’idée de A World in Common repose sur une double signification. L’une d’elle aborde la question du climat et la responsabilité que nous endossons pour notre monde à travers nos rapports d’interdépendance avec l’environnement, qui peuvent être identifiés comme une réponse à la crise écologique. La seconde se réfère à la tradition de la pensée radicale qui a vu le jour au cours de la lutte pour les indépendances, et à la manière dont des penseurs tels que Frantz Fanon et, plus récemment, Souleymane Bachir Diagne et Felwine Sarr, entre autres, ont réfléchi à cette conception de l’histoire depuis une perspective africaine, qui ne soit pas nécessairement enracinée dans un socle occidental de lecture et de compréhension de l’histoire.
La photographie fournit un contexte essentiel à cela car c’est à travers elle que l’on obtient des clés pour comprendre notre propre représentation historique. Ainsi, l’idée de penser A World in Common était aussi celle de penser une histoire commune ou une archive commune.
A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
MN : Quel a été le point de départ du commissariat de cette exposition, et comment avez-vous sélectionné les artistes ?
OB : Le point de départ pour organiser cette exposition a été de penser aux conditions de la photographie africaine contemporaine comme à un champ de production culturelle élargi. Je me suis autant intéressé à la photographie documentaire qu’à la photographie conceptuelle, la photographie artistique et la photographie comme une forme développée de média, à l’instar de la photographie qui a recours au textile ou la sculpture, par exemple, et s’oppose au tirage photographique traditionnel que nous avons l’habitude de voir dans des espaces d’exposition. Lorsque des institutions préparent des expositions sur la photographie contemporaine d’Afrique, elles se concentrent généralement soit sur la photographie de studio comme forme prévalente d’expression créative, soit sur la photographie documentaire qui traite de réalités sociales ou politiques. J’ai voulu combiner les deux tout en réfléchissant à la latitude dont disposent les artistes actuels pour travailler à la croisée des disciplines. Ils ne considèrent plus leur travail comme appartenant uniquement à une histoire de la photographie, mais à une culture visuelle dans laquelle les archives, les images d’histoire de l’art et les récits historiques qui n’ont jamais été visualisés sont mis en lumière. Telle a été l’impulsion qui m’a mené à réunir ces différents artistes.
Ceci dit, il serait impossible de représenter tous les aspects de la photographie contemporaine d’Afrique dans une seule et unique exposition. Lors de sa conception, nous avons par conséquent tenté de faire en sorte que les pratiques soient représentatives et emblématiques des idées maîtresses explorées par les artistes à travers le continent.
Pendant plus de dix ans, la Tate a eu un comité consacré à l’art d’Afrique, le Africa Acquisitions Committee (AAC), qui a vu le jour en 2011 et grâce auquel quelques œuvres majeures ont été intégrées à la collection de la Tate, dont celles de Zanele Muholi, Samuel Fosso, Santu Mofokeng et David Goldblatt. Mais nombre de ces artistes sont des figures de renom, bien connues du public du monde de l’art. C’est pour cette raison qu’il m’a semblé important de faire connaître une autre génération de photographes, moins visibles mais qui méritent aussi une reconnaissance institutionnelle et dont le travail gagnera à faire l’objet d’une plus grande considération critique.
A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
MN : L’exposition se divise en trois thématiques principales. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le processus de conception et les décisions qui ont présidé au développement de ces thèmes, de quoi ils traitent et comment ils s’articulent entre eux ?
OB : La première section, Identity and Tradition (Identité et tradition), est une exploration de la dualité de la confrontation entre identité et tradition qui vise à inscrire le projet dans une certaine réalité historique. La première salle ouvre sur la série Nigerian Monarchs de George Osodi, une série de portraits de monarques nigérians en position assise, issus de divers groupes ethniques et de différentes régions. Ils incarnent des gardiens de la culture porteurs de certaines traditions culturelles et rituels jusqu’à nos jours. Il était important que cette exposition commence par cette idée que, dans la photographie traditionnelle, souvent associée à la photographie de studio ou la photographie ethnographique – tout au moins dans un contexte africain – les sujets représentés – les chefs africains – apparaissent comme des individus passifs, sans l’agentivité ni la dignité qui seraient octroyées à leurs homologues européens. J’ai voulu faire l’expérience d’ouvrir une exposition sur cette notion qui veut que l’Afrique a encore des coutumes traditionnelles et des formes de connaissances qui ont survécu à la confrontation coloniale. C’était important car les expositions de photographie commencent souvent par la période postcoloniale. Mais alors, comment s’intéresser à la photographie qui s’est développée de manière complexe et nuancée pendant la période coloniale ?
George Osodi, Nigerian Monarchs, 2012–2022. A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
Une autre section est consacrée à la mascarade et à l’idée que les masques et les mascarades sont fréquemment associés aux artefacts ou aux objets ethnographiques coloniaux qui sont devenus synonymes d’art africain au début du XXe siècle. Qu’est-ce que cela signifierait pour les artistes aujourd’hui de se réapproprier l’image des masques ou de la pratique culturelle des mascarades comme élément central de la vie spirituelle sur le continent, en particulier en Afrique de l’Ouest ?
La section suivante, Counter Histories (Contre-récits), traite de la survie des archives coloniales, et réunit des œuvres d’artistes comme Délio Jasse et Samson Kambalu, qui extraient des images d’archives et les repositionnent dans un cadre contemporain. Les soldats découpés de Kambalu incarnent un questionnement sur les histoires militaires africaines – en particulier celles qui relient les soldats africains ayant combattu pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale sous le drapeau des nations européennes – et le concept inventé de nation qui façonne nombre d’expériences de décolonisation, mais aussi ce que cela signifie que d’appartenir à une nation. Parallèlement, Jasse explore la relation directe entre le Portugal et le Mozambique au cours d’un moment crucial de leur histoire coloniale – la majorité des sujets représentés dans les photographies d’archives familiales étant des colons portugais blancs. Il est très troublant de voir que des archives coloniales sous forme d’album de photos de famille peuvent prendre cette apparence, notamment lorsque ces archives attestent d’une époque donnée. Mais elles sont le reflet d’une histoire sociale et politique plus large.
Délio Jasse, The Lost Chapter. Nampula, 1963, 2016. A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
La dernière section, Imagined Futures (Futurs imaginaires), était une tentative de réunir ces notions complexes de futur et de profondes traditions de spiritualité dans lesquelles de nombreuses cultures africaines sont enracinées. Dans Water Life, Aida Muluneh réfléchit à la relation entre les femmes, l’eau et la pénurie d’eau en Éthiopie. Water Life était un ensemble d’œuvres commandées à l’origine par la Water Aid Charity et qui a pris une existence propre. Cette série observe le rôle des femmes dans la crise de l’eau en cela qu’elle fait le lien avec les questions d’éducation, d’assainissement et des soins de santé dans des paysages futuristes invraisemblables, qui apparaissent anciens et modernes à la fois.
L’idée d’avenir est si souvent considérée depuis la perspective de l’imagerie occidentale sur l’Afrique – qu’il s’agisse de l’afrofuturisme ou de visions de l’Afrique dans le futur. J’ai voulu explorer la manière dont l’idée de superposition temporelle est présente au quotidien dans de nombreuses cultures africaines, notamment en raison de leur rapport au savoir ancestral. Il est présent sous d’innombrables formes et peut être examiné d’une perspective urbaine dans laquelle les artistes ont recours à divers cadres historiques et visuels afin d’imaginer des modèles d’avenirs alternatifs.
MN : Lorsque l’on pense à la photographie, on pense souvent à son caractère documentaire intrinsèque. De quelle manière les photographes de l’exposition dérangent ou bouleversent ce que nous considérons ou voyons comme un héritage visuel ?
OB : C’est une très bonne question car la manière dont les archives Internet et numériques sont présentes dans l’exposition ne semble pas encore avoir été abordée. Aujourd’hui, l’accès infini aux archives semble couler de source car il est possible de « googler » un type d’image précis ou un artiste particulier et obtenir immédiatement un flux de résultats de recherche. Je pense qu’il existe un lien entre la condition postcoloniale et la manière dont les archives sont utilisées par les artistes. À titre d’exemple, je citerais We Live in Silence de Kudzanai Chiurai, un projet qui examine la relation entre les débuts de la christianisation des États d’Afrique du Sud et la résistance de communautés locales à ces formes d’exploitation coloniale. Dans cette série en particulier, il se concentre sur le rôle des femmes lors de soulèvements précoloniaux au Zimbabwe. L’interprétation de Chiurai de ces scènes convoque l’esthétique nollywood, l’iconographie chrétienne et des vidéos musicales pour imaginer des scènes de résistance pour lesquelles il n’existe pas de représentations historiques. Pourtant, il est possible aux artistes d’aujourd’hui d’imaginer la manière dont ces confrontations se sont passées selon leur perspective. Cette réimagination a lieu dans l’exposition là où les archives numériques – autrement dit les archives postcoloniales – sont utilisées pour réinscrire les histoires ont été soit oubliées soit délibérément effacées.
Kudzanai Chiurai, We Live in Silence, 2017. A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
La notion de document est un autre élément très présent dans l’exposition. Un document peut aller de la simple carte postale au poster, en passant par des bouts de carton découpés. Nous avons tous à faire à ces choses éphémères, à ces données qui envahissent nos vies à tout moment. Par exemple, dans sa série Ke Lefa Laka : Her Story, l’artiste Lebohang Kganye imagine un dialogue impossible entre elle-même et sa mère. Dans l’expérience de la perte de la mère, la photographie devient un espace de réunion, et le photomontage un instrument de rapprochement de la mère et de la fille. Elle remet en cause la vision systématique de la photographie africaine comme témoignage d’événements historiques ancrés dans l’histoire africaine ou mondiale ; elle peut aussi être utilisée pour une recherche personnelle dans ses propres archives. C’est là que l’exposition essaie d’en explorer la dualité : la possibilité pour les archives photographiques d’offrir une sorte de rupture dans une chronologie historique, mais aussi une profonde appropriation de documents d’archives ou historiques.
Lebohang Knagye, Ke Lefa Laka, 2013. A World in Common . Contemporary African Photography, Installation view at C/O Berlin, 2025 © C/O Berlin Foundation. Photo: David von Becker.
MN : Existe-t-il un livre, un film, une musique ou tout autre chose que vous avez découvert lors de la préparation de l’exposition et qui vous est apparu particulièrement important, que vous recommanderiez aux personnes qui souhaiteraient s’intéresser davantage aux thèmes de l’exposition ?
OB : J’ai rencontré deux artistes pendant que je travaillais sur l’exposition. L’un d’eux était Duval Timothy, un musicien et compositeur sélectionné pour notre playlist du Common Ground établie par Touching Bass, un mouvement musical du Sud de Londres. Son album Sen Am articule merveilleusement les questions de temporalité et d’identité à travers une musique essentiellement instrumentale. Il est également un producteur de musique renommé. Cette bande son me semble très bien adaptée à l’exposition.
L’autre artiste qui a retenu mon attention est le performer et producteur de films Baloji, qui a sorti un nouveau film intitulé Augure. C’est une œuvre qui traite largement des thèmes de la spiritualité et de l’identité dans le contexte de la République démocratique du Congo. Il est lié à l’artiste Sammy Baloji, qui a participé à la première édition de l’exposition. J’ai constaté à quel point nos projets étaient proches parce qu’il s’intéresse à la manière dont les coutumes spirituelles et les rites de passage créent cette fracture entre le lieu de vie et le pays d’origine.
Un autre élément que j’ai voulu aborder dans A World in Common, c’est cette relation entre les communautés diasporiques internationales et l’expérience contemporaine sur le continent : la possibilité de voyager dans le temps. Parfois l’expérience fracturée est liée à l’histoire coloniale et postcoloniale, mais elle est aussi liée à la vitesse à laquelle notre monde évolue et la difficulté qui peut parfois surgir pour réconcilier les facettes multiples de nos identités dans un monde globalisé.
Cette interview a fait l’objet d’une première publication dans le journal C/O Berlin No 39 de janvier 2025. Partie intégrante des expositions A World in Common. Contemporary African Photography et Silvia Rosi. Protektorat. C/O Berlin Talent Award 2024, qui sont présentées en parallèle à C/O Berlin, C& Book Residency est présenté dans l’entrée en collaboration avec Contemporary And (C&). Conçu comme une salle dédiée à la lecture, cet espace central offre une sélection de livres soigneusement choisis dans la bibliothèque de C&. Les publications entrent en dialogue avec les thèmes des expositions et offrent aux visiteurs une opportunité stimulante de s’intéresser plus en profondeur aux contenus des œuvres de ces deux expositions.
Mearg Negusse est curatrice et autrice. Elle travaille pour Contemporary And (C&) depuis 2019 et dirige le programme numérique C& Commissions ainsi que le projet C& Center of Unfinished Business.
Traduit par Myriam Ochoa-Suel.
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