Amandine Nana a ouvert un espace culturel mobile qui valorise les pratiques artistiques diasporiques noires dans des contextes historiques et contemporains.
Nous sommes dans le Paris des années 1940 dans le quartier de Montparnasse animé par les rencontres heureuses et les conversations inopinées entre artistes qui vont semer les germes des mouvements en gestation. Parmi eux, certains laisseront davantage de traces que d’autres, notamment les peintres masculins blancs européens. Pour ne citer qu’eux, Beauford Delaney, Wilfredo Lam et Gérard Sekoto font pourtant partie des artistes noirs qui ont aussi marqué le paysage culturel de cette époque.
Dans son essai Moments of A Shared History, African Artists in Paris 1944–1968, l’historienne de l’art Maureen Murphy fait la lumière sur cette période : « Nombre d’artistes réunis dans cette ville étaient désignés sous l’appellation “école de Parisˮ, dans une tentative d’unifier la diversité de leurs contributions sous un intitulé et de valoriser l’identité de la ville. Toutefois, les artistes originaires du monde colonial n’étaient pas inclus dans cette catégorie, alors que leur présence était indéniable. » La revue pionnière Présence africaine fut créée à Paris en 1947 et organisa le Ier Congrès des écrivains et artistes noirs en 1957. Il réunit des auteurs tels que Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Jacques Stephen Alexis, qui discutèrent de la place de leur travail dans un monde aux limites définies par des perspectives exclusivement eurocentriques.
Plus de cinquante ans plus tard, la curatrice Amandine Nana a voulu perpétuer ce legs en imaginant un nouvel espace à Paris permettant de voir, d’expérimenter et de se remémorer des artistes noirs. Alors étudiante en histoire de l’art, urbanisme et études africaines sur les traces des histoires oubliées des pratiques artistiques cosmopolites dans le Paris des années 1950, Nana a vu sa frustration augmenter face au manque de ressources dans les bibliothèques publiques. Lasse de devoir chercher par elle-même des textes essentiels, elle décide alors de commencer à réunir un fonds documentaire dans l’optique de créer une bibliothèque axée sur les arts issus des pratiques créatives afro-diasporiques. « J’étais déjà en train de me dédier à ce travail lorsque j’ai commencé à réfléchir à le proposer à une galerie traditionnelle ou un espace dédié à l’art », explique Nana. En 2020, pendant le COVID et le confinement, sur fond de Black Lives Matter au niveau international et Justice pour Adama au niveau national, elle décide alors de réagir à l’absence d’espaces culturels diasporiques en France.
Il en résulte Transplantation, une bibliothèque-galerie temporaire basée à Paris, doublée d’une organisation culturelle dédiée aux contributions artistiques francophones noires sur la scène diasporique internationale. La première expérience mobile a lieu à l’été 2020 sous la forme d’une résidence et d’une salle de lecture/librairie dont le point culminant sera une exposition d’un mois, « École Paris-BXL », au cœur du quartier historique de Montparnasse. Avec les artistes en résidence Mariama Conteh, Assia D. et Aminata N’diaye ainsi que le reste du groupe d’exposants, dont les artistes locaux Cédric Kouame, Adam Bilardi, Maria E. André et Anthony Ngoya. I, Nana explore le fossé entre les histoires négligées de l’art moderne de la diaspora en France et la scène francophone contemporaine émergente entre Paris et Bruxelles.
« La première expérience de Transplantation s’est déroulée dans le contexte du quartier de Montparnasse en tant que site oublié de pratiques diasporiques, explique Nana. La seconde édition s’est davantage inscrite dans notre retour vers des quartiers multiculturels familiers de Paris, comme le premier endroit où je me suis installée avec ma famille après mon arrivée du Cameroun. » Ouvert en juin 2022, le projet a pris la forme d’un espace culturel proposant une exposition, une salle de lecture et un programme de la communauté axé sur les contributions à l’histoire de l’art de femmes noires françaises, ainsi que sur les notions de transmission et d’appartenance, le tout pendant six semaines. Aux côtés de son amie Mariama Conteh – ancienne artiste en résidence désormais chargée de la programmation artistique et éducative à Transplantation – Nana a développé une plateforme pour valoriser six artistes femmes de moins de vingt-cinq ans. L’une d’elle vient du quartier de Saint-Blaise, les autres de quartiers alentours. Le titre, Sentiments Grandissants, s’inspire de la chanson d’amour populaire de la chanteuse de zouk Karima et vise à mettre en avant une autre pratique émergente actuellement négligée au profit d’artistes blancs ou étrangers en France. Cette seconde réalisation de Transplantation a également proposé un programme de mentorat pour jeunes artistes, ainsi qu’un espace atelier et un logement pour une semaine avant le début de l’année universitaire.
Ce qui a différencié l’exposition « Sentiments Grandissants » d’« École Paris-BXL » a été l’engagement de la communauté, l’effort fait pour se lier au quartier et aux gens qui ne vont pas souvent dans des galeries d’art. En collaboration avec le centre local pour les jeunes Wangari Maathai, Nana et Conteh ont organisé une série d’ateliers de dessin et de photographie pour les résidents âgés de sept à dix-neuf ans, en s’inspirant de l’imaginaire africain diasporique. « Cela a tourné autour de l’éducation populaire, artistique et culturelle dans les quartiers qui mettent les artistes africains ou noirs en avant, car de nombreuses personnes issues de la diaspora y vivent. Et n’ont pas accès à des offres culturelles qui correspondent à leur identité, explique Nana. Je voulais vraiment revenir là d’où je viens, au début de mon histoire d’immigrée en France. Je n’ai jamais vécu à Saint-Blaise, mais je connaissais par des amis et j’ai pris des cours d’écriture dramatique là-bas lorsque j’étais adolescente. »
Lorsque je lui ai parlé via Zoom, c’était la fin de l’été et Nana s’apprêtait à partir pour New York faire un master en histoire de l’art à l’université Columbia. Je la voyais au milieu de cartons de livres et d’affaires, en train d’emballer sa vie pour sa traversée atlantique. Parlant de son voyage à venir, nous avons commencé à évoquer les différences concernant le thème de la race entre les États-Unis et la France. « Je pense que la France a vraiment un problème avec son identité, m’a-t-elle dit. Nous pourrons envisager le fait d’être français e de manière plus nuancée une fois que nous aurons intégré l’histoire de la traite des esclaves et du colonialisme – si nous pensons au-delà des identités françaises. Globalement, beaucoup de gens connaissent le mouvement de la Négritude, et après Black Lives Matter de 2020, j’ai été impressionnée de voir à quel point tous les écrivains français noirs comme Aimé Césaire et Édouard Glissant étaient cités par de jeunes auteurs et intellectuels. Mais en France, nous ne pensons pas à eux comme faisant partie de l’identité française. »
Dans cette nouvelle phase de sa vie et du développement de Transplantation, Nana est à la recherche d’histoires noires dans des espaces encore inexplorés. Elle entreprend des recherches en collaboration afin d’asseoir la pérennité de ces expériences. « J’ai réalisé que le format mobile est puissant parce qu’il me permet de continuer à explorer des contextes comme le Paris urbain en créant toujours de nouvelles histoires, tout en expérimentant progressivement ce à quoi une institution culturelle diasporique peut ressembler. J’aime l’idée de transplanter la pensée – pour que son impact infuse partout. »
Yaa Addae est commissaire et auteur·e, artiste travaillant au sein de la communauté de recherche de COMUZI. Sa pratique est influencée par le pouvoir libérateur de l’imagination, du jeu et de l’économie de l’amour réparateur : apporter de l’amour aux personnes systématiquement mal-aimées.
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