Pour son exposition « Thanaya : entre plis et chemins » dans le cadre de la saison Africa2020, l’artiste tunisienne Najah Zarbout est revenue dans sa ville natale de l’archipel de Kerkennah. Imen Zarrouk s’est entretenue avec l’artiste au sujet de la transformation des îles sur le plan migratoire mais aussi de leur triste sort écologique redouté.
Contemporary And : Vos lectures exercent une grande influence sur votre vision artistique et structurent vos œuvres tel un langage. Quels sont les livres ou les auteurs dont vous vous êtes inspirée pour cette exposition ? Comment ont-ils influencé votre travail et comment est-ce que cela se traduit visuellement ?
Najah Zarbout : Des œuvres que j’ai lues et qui sont restées gravées en moi se sont greffées sur mon intellect et font désormais partie intégrante de ma psyché, comme Alice au pays des merveilles et Alice de l’autre côté du miroir. J’ai toujours trouvé Lewis Carroll fascinant ; en le lisant je cherchais à comprendre son processus intellectuel et la manière dont il structurait ses écrits. La dimension psychanalytique de son œuvre, son « formalisme logique et linguistique exemplaire » rendent son œuvre captivante et unique.
Pour cette exposition, j’ai lu de nombreux articles de presse sur les changements socio-politiques et écologiques que subit Kerkennah, ma terre natale, depuis quelques années. J’ai consommé toutes sortes de documents écrits sur l’émigration clandestine par la mer (ou harga) qui a connu une ascension fulgurante dans l’archipel ces dernières années. L’absence de contrôle policier et la proximité du territoire italien ont fait de Kerkennah l’un des principaux pôles de la harga en Tunisie. La rapidité de ces mutations m’a troublée et j’ai réalisé qu’une grande partie de cet archipel connu pour son authenticité et ses richesses naturelles pouvait disparaître dans quelques années. Animée par un sentiment d’urgence, j’ai donc décidé de développer cette exposition autour de Kerkennah.
C& : Vers où mènent les chemins évoqués dans le titre de cette exposition ? Vers une terre promise rêvée et idéalisée ou bien marquent-ils une « nouvelle migration » qui ne consiste pas à « quitter un sol familier, mais à avoir la révélation qu’on a été abandonné par son propre sol » (Bruno Latour) ?
NZ : Récemment, j’ai commencé à accompagner mon père lors de ses visites à Kerkennah et en sillonnant des zones que nous n’avions pas visitées depuis longtemps, nous avons constaté qu’elles étaient devenues arides, alors que par le passé elles étaient couvertes de palmiers. La mer est en train de gagner du terrain et elle finira certainement par engloutir une bonne partie de la terre ferme.
En plus d’évoquer les chemins de cet archipel que je tente de figer en moi et dont j’essaie de ralentir la mutation constante, le titre de l’exposition fait allusion au rhizome deleuzien, un concept présent dans ma pratique depuis 2014 et qui caractérise ma relation avec Kerkennah et ma perception des liens complexes entre ses différentes îles.
Nous vivons avec l’illusion d’avancer dans des trajectoires qui conduisent à des destinations familières et sûres alors que, tels des derviches, nous tournons sur nous-mêmes. Cette notion de terre ferme est illusoire et ces chemins ne mènent nulle part…
C& : Un recours au minimalisme et à la répétition plonge vos œuvres dans un semblant d’harmonie perturbée par les lacérations du papier à la blancheur immaculée. Quel rapport entretenez-vous avec la matière et que cachent ces plis et lésions ?
NZ : À mes débuts, je travaillais avec beaucoup de spontanéité. Maintenant, je passe beaucoup de temps à réfléchir avant de passer à l’action. J’ai réalisé que l’art est partout, nous sommes entourés d’œuvres qui appellent à être vues et notre rôle en tant qu’artistes est de les aider à se manifester.
J’ai toujours entretenu un rapport particulier avec le papier que je greffais sur mes toiles avant qu’il ne s’impose, quand j’ai complètement abandonné la peinture pour permettre à mes œuvres de dicter ma démarche et les matériaux que j’utilise. Il y a des choses que je réprime, qui se débattent et poussent le papier dans une tentative quasi vaine de le léser pour s’échapper. Mais c’est moi qui choisis d’opérer sur le papier pour calmer mes angoisses et pour garder le contrôle. Cette répétition est ma manière à moi d’imiter le mouvement de la nature que je perçois comme l’unique incarnation du divin.
C& : Dès le deuxième dessin de la série « Under the waves » apparaît un corps mécanique qui semble flotter ou marcher sur l’eau mais qui, au fil des dessins, perd son équilibre illusoire pour se faire dévorer par les vagues. Que symbolise ce corps plat sans organes ? Raconte-t-il l’histoire d’un naufrage, le naufrage d’un universel qu’il faut repenser pour ne pas couler au fin fond d’un abysse écologique ?
NZ : Cette figure a fait sa première apparition dans mon univers artistique en 2014, avec Marionnette céleste, Autoportrait, une œuvre qui a marqué un vrai tournant dans ma perception et ma manière de travailler. Comme Alice que la reine rouge tente de dominer, cette marionnette est une sorte d’alter ego que je me suis inventée après avoir réalisé que j’ai été manipulée. J’ai déprimé pendant un moment avant de me ressaisir en me disant que nous sommes tous les marionnettes de quelqu’un, des partis politiques, des médias, etc.
Ici, on est loin de la représentation classique du corps avec une focalisation sur l’harmonie, la sensualité et une beauté absolue et idéalisée. Moi je me trouve dans le corps deleuzien sans organes, un corps qui représente « l’improductif, le stérile, l’inengendré, l’inconsommable » ,et qui décrit mieux notre existence tourmentée et « l’insoutenable légèreté de l’être ».
C& : Qu’espérez-vous que les gens ne manquent pas de remarquer dans « Thanaya : entre plis et chemins » et quel impact souhaiteriez-vous que cette exposition ait sur leur conscience et leur perception du monde ?
NZ : J’aimerais qu’ils puissent y voir quelque chose de Kerkennah, même s’ils ne l’ont jamais visité et j’espère que l’archipel éveillera en eux une certaine conscience écologique. Nous n’avons que ce monde et nous devons le protéger.
Imen Zarrouk est écrivain et commissaire indépendante, elle a travaillé à la Fondation Kamel Lazaar et a fait partie de l’équipe qui a lancé le B7L9, l’un des premiers espaces d’art indépendants à Tunis, en Tunisie.
L’exposition Thanaya: entre plis et chemins dans le cadre de la Saison Africa2020 est présentée jusqu’au 30 juin 2021 au FRAC Corse – Collectif de Corse à Corte, France.
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