L’artiste nous parle de sa pratique du collage en lien avec les sens et la signification d’une identité hybride.
SaM : Peux-tu nous expliquer comment ton parcours de vie t’a amenée à devenir artiste, et plus particulièrement à faire appel au collage comme pratique artistique ?
Maliza Kiasuwa: Je parlerais plus d’assemblages que de collages. Je positionne, je juxtapose, j’ai besoin de mettre les choses les unes sur les autres, il y a un côté méditatif dans cela pour moi. Ma mère est roumaine orthodoxe et mon père congolais-angolais. J’ai grandi à Bruxelles et ma formation d’infirmière m’a permis de travailler dans l’humanitaire, ce qui m’a amené à voyager dans beaucoup de pays en conflit. J’ai toujours voulu être artiste, mais ça n’était pas facile car mes parents sont issus de la première génération d’immigration. C’est seulement maintenant que je réussis en tant qu’artiste que j’ai leur soutien. Je suis autodidacte, ma pratique est purement intuitive et instinctive. C’est comme ça que je fonctionne dans la vie. Le fait de travailler dans des pays en conflit nous apprend à être plus ou moins toujours sur ses gardes. On partage et reçoit beaucoup d’émotions de la part des gens qui vivent dans la souffrance, et on se retrouve au cœur des conflits géopolitiques. Cet instinct et les expériences de vie assez intenses que j’ai eues se sont transformés, ont pris une parole, que j’ai ensuite développée artistiquement. Je suis passée par le textile, puis la laine. Maintenant, je travaille plutôt les collages qui, chose étonnante, sont davantage conceptuels et abstraits, mais je relie ces concepts à une recherche identitaire.
SaM : Une de tes séries est nommée « Intersections ». L’intersectionnalité est un cadre de lecture qui est très utilisé ces dernières années dans les milieux artistiques, académiques et militants d’Occident, en lien avec des dynamiques de dominations. Y a-t-il un lien avec le concept en lui-même et quelles sont les intersections qui t’intéressent et qui nourrissent ta démarche et recherche identitaire ?
MK: J’ai un langage plutôt simple. Il y a des mots et des arts à la mode, moi, dans mon travail, j’essaie de ne pas être influencée par ce que l’on entend. C’est une certaine forme de pression. Parfois, je me demande si je dois faire comme les autres, parler de la même chose. Et j’ai l’impression d’être toujours un peu à côté de la plaque par rapport à ça. Mais j’ai envie de parler d’autre chose et de sortir d’une intellectualisation excessive qui nous empêche d’être authentiques.
Un jour, ma mère m’a montré une photo d’une église où j’ai été baptisée en Roumanie. Dans les années 1980, le chef de l’État de l’époque, Ceausescu, a détruit de nombreuses églises orthodoxes. Quelques années plus tôt, il y avait eu l’assassinat de Patrice Lumumba au Congo. Dans ces deux pays, il se trouve deux fleuves importants, le Danube et le fleuve Congo, qui nourrissent en quelque sorte ces deux pays. Et puis il y a moi, qui suis à mi-chemin entre deux fleuves, entre deux histoires brisées ou effacées, mais qui font partie de mon histoire. Moi, je viens nourrir ces fleuves avec de l’art. Comme dans les fleuves, il y a des affluents, des intersections et, tels des chemins, les histoires se croisent. Je me décris comme une artiste hybride, même si on veut absolument me mettre dans une boîte « femme, noire, de la diaspora ». Le métissage culturel qui me traverse fait qu’il est difficile pour moi de me catégoriser. Finalement, tout ça n’a pas d’importance pour moi, je reste une artiste et ce n’est pas une question de couleur pour moi.
SaM : Il y a une récurrence dans ton travail dans l’idée d’un fil conducteur au sens propre comme au sens figuré. On y retrouve souvent du réassemblage, une reconnexion d’éléments qui appartiennent à différents mondes. Quels fragments d’histoires aimes-tu rassembler et quelle est l’importance du lien dans ton travail ?
MK: J’ai commencé les collages pendant la période du Covid. J’étais à Naivasha, au Kenya, et il était impossible de voyager et de se procurer du papier ou quoi que ce soit en tant qu’artiste. J’ai donc commencé à faire du collage avec les matières qui m’environnaient, tout simplement.
Ça me rappelait un peu l’arte povera en Italie où, après la guerre, les artistes avaient du mal à trouver leur matériel. Il fallait faire avec ce qu’il y a et il y avait vraiment l’idée d’assembler.
Puis Black Lives Matter est arrivé en même temps, et pour la première fois, il y a eu une recherche identitaire assez forte. Ce mélange d’impossibilité de trouver du matériel et de recherche identitaire a donné quelque chose d’explosif. Cela a été l’un des moments les plus riches de ma carrière artistique. J’avais envie de me réconcilier plutôt que de prendre parti. Je n’étais pas tout à fait sûre qu’il fallait détruire toutes les statues, par exemple.
En même temps, j’ai retrouvé dans la cave des peintures de mes ancêtres blancs et je les ai un peu transformées, africanisées. Je les ai dérivées, c’est ce qui a déclenché chez moi des collages. On retrouve cela aussi dans mes sculptures où j’assemble des mondes. Encore une fois, c’est une référence à mon métier d’infirmière où on coud, où on essaie de soigner l’âme des gens que l’on rencontre. Ils ont aussi une histoire qu’il faut raccommoder, et c’est un peu ça aussi l’histoire humaine, plein de mélanges où l’on doit aussi apprendre à se réconcilier avec soi-même.
SaM : Peux-tu nous en dire plus sur le processus artistique qui sous-tend cela ?
MK: Il y a une grande place pour l’observation, tant dans le métier d’artiste que d’infirmière, qui demande un sens de l’observation assez aiguisé. Le toucher est important aussi. Je ne travaille qu’avec mes doigts. J’ai commencé par dessiner à la craie et au pastel, en prenant mes enfants pour modèles. Encore une fois, cela touche directement à mon métier d’infirmière. Toucher les gens, être proche des gens – il y a vraiment quelque chose de tactile, que je retrouve aussi dans mon travail artistique.
Pour ce qui est des matériaux, ce sont eux qui viennent vers moi. Je les assemble d’abord dans ma tête avec les couleurs, le papier, mais on ne sait pas toujours si les choses vont aller ensemble. C’est un peu comme la cuisine : on essaie certaines choses, puis on rajoute des ingrédients. Au départ, je trouve des objets, tout ce qui est fabriqué par l’homme, un peu partout où je vais. Les matériaux que j’utilise sont aussi assez organiques, car je suis assez proche de la nature. J’ai vécu des années au Kenya dans un environnement très particulier. Je ne sais pas si j’aurais pu développer ce concept entourée de béton. C’était beaucoup plus facile au Kenya. L’Afrique est remplie de déchets et l’idée de refaire quelque chose avec ça me parle beaucoup. J’ai toujours aimé travailler avec les matières premières et j’aime faire de belles choses. Il y a donc une recherche esthétique au niveau des couleurs, des formes, des textures, et c’est ce qui devient un travail d’artisanat. Pour ce qui est de la sculpture, je suis toujours un peu à la limite des deux.
SaM : Dans la série « Talisman », il y a, semble-t-il, une connexion directe avec le lac Naivasha au Kenya. Quel lien as-tu voulu faire à travers la symbolique du talisman ?
MK: Le lac Naivasha près duquel je vivais est un lieu de conflits depuis des années. Durant la période du Covid, beaucoup de gens ont perdu leur travail et la surpêche s’est intensifiée, car il fallait bien que les gens mangent.
Il y a au départ une surpopulation sur le lac qui est un problème pour la nature. À plusieurs endroits, c’est rempli d’hippopotames. Toutes les semaines, des pêcheurs se faisaient croquer par des hippopotames. Puis la police du lac qui venait interdire les pêches nocturnes a aussi provoqué des meurtres. C’est tristement devenu un lac où coulait le sang, une zone de conflits. La situation est complexe, car on comprend que ces gens aient besoin de pêcher pour survivre, mais qu’ils rencontrent aussi beaucoup d’obstacles. Personne n’en parle. Entre la pêche illégale des gens qui doivent se nourrir, la police corrompue, ces poissons qui essaient tant bien que mal de survivre… Tout cela crée des tensions dans la ville car les gens campent aux alentours. Donc il a fallu faire de la médiation entre les habitants, les pêcheurs et la police. C’est de là que m’est venue l’idée du talisman qui viendrait protéger tout cela. Mais jusqu’à aujourd’hui, il est difficile de trouver un compromis. Tout cela se fait, selon moi, par le dialogue, par des messages culturels, en s’asseyant tous à une table pour discuter de la manière de faire les choses.
SaM : Peux-tu nous expliquer d’où vient cette connexion mystique au-delà des objets eux-mêmes ?
MK: Ce ne sont pas des choses qui se partagent facilement, mais dans l’ADN de notre famille, on a quelque chose qui est profondément animiste. On croit à des choses qui, parfois, n’ont pas de sens pour les autres alors que pour nous, si. La série « Talisman », est inspirée des guerriers du Mali et du Congo et de leurs gris-gris qui sont des objets de cultes. J’ai grandi là-dedans avec, d’un côté, beaucoup d’icônes orthodoxes, des bougies… et, de l’autre, mon père qui collectionnait les objets de culte, les statuettes, les masques. Tout cela a éveillé une curiosité. À côté de cela, il y aussi tous les autres objets collectionnés lors de mes voyages. Je pense qu’il est important de croire à quelque chose, surtout à l’heure actuelle où beaucoup de jeunes ne croient plus en rien. Il faut laisser parler tout ça, c’est naturel finalement.
SaM : Avec qui entres-tu en conversation ? Est-ce plutôt une conversation politique ou spirituelle ?
MK: D’abord avec moi-même. Mais je ne pense pas être une artiste revendicatrice. Pour moi, le plus important est surtout de partager des émotions et de provoquer un questionnement, que les gens s’interrogent sur ce qu’ils voient. Le titre de ma dernière exposition « Art as a weapon » vient d’un article que je lisais sur la médiation, et qui a inspiré mes récents collages. Mon fantasme serait de réunir toutes les parties de ce conflit autour du lac Naivasha sous la forme d’une médiation artistique. Un peu comme dans le sport, avec des gens qui viennent de partout et de toutes les classes. On arriverait à faire passer un message de manière plus douce, en tout cas, pas par la force, où les gens réaliseraient le mal qui découle de ce conflit et le transformeraient en art.
Maliza Kiasuwa est une artiste visuelle aux origines européenne et africaine. Elle est établie à Bruxelles et vit entre la Belgique et le Kenya. Kiazuwa crée des œuvres d’art générant des éléments stimulants et éclectiques. Son intérêt pour ces processus de transformation et de régénération découle du désir de percer le mystère du cycle de la vie.
Serine ahefa Mekoun est une journaliste multimédia, une autrice et productrice qui vit entre Bruxelles et l’Afrique de l’Ouest. Née à la charnière des générations Y et Z, elle s’intéresse à tous les espaces dans lesquelles des futurs différents peuvent fleurir. Elle écrit notamment au sujet des communautés créatives et de la manière dont elles stimulent le changement social dans des contextes postcoloniaux.
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