Intitulée « May You Live in Interesting Times » (Puissiez-vous vivre à une époque intéressante), l’exposition internationale de la Biennale de Venise présente 79 artistes dont les travaux tentent de recontextualiser le monde à travers un art qui suscite à la fois plaisir et pensée critique. Sous le commissariat du directeur de la galerie londonienne Hayward, Ralph Rugoff, la Biennale présente une quantité d’œuvres à l’esthétique surprenante, au détriment d’une vision, commente Will Furtado pour C&.
L’exposition internationale de l’actuelle Biennale de Venise présente 79 artistes dont les travaux tentent de recontextualiser le monde à travers un art qui suscite à la fois plaisir et pensée critique, selon le leitmotiv quelque peu cynique « May You Live in Interesting Times ». Ce titre fait référence à une malédiction chinoise, rendue populaire en Occident par des hommes politiques tels que Robert F. Kennedy, qui l’avait utilisé de façon ironique en temps de crise.
Bien que le nombre d’artistes soit moins important que de coutume, la partie de l’exposition internationale du pavillon central des Giardini regorge d’œuvres, n’épargnant quasi aucun mur blanc, comme il est d’usage dans une foire dédiée à l’art. Ceci porte tort aux œuvres qui sont, en grande partie, inventives et d’une esthétique impressionnante. Cette partie est sous-titrée « Proposition B ». Ici Tavares Strachan apporte l’une des meilleures réponses à la thématique avec son installation The Encyclopedia of Invisibility (White) (2018). Réécrivant littéralement l’histoire, cet artiste natif de la Barbade et résidant à New York a créé une encyclopédie qui comprend 15 000 entrées manquantes dans l’Encyclopedia Britannica, qui incluent la gravité quantique et le saola. L’artiste a transformé les pages de l’encyclopédie en de grands et captivants collages.
La salle suivante orchestre une rencontre avec les multiples autoportraits de Zanele Muholi. En face, les autoportraits de l’artiste japonaise Mari Katayama la montrent qui compose avec son handicap à travers des mises en scène intimes et élaborées, ainsi que des prothèses de membres. Ailleurs dans le pavillon, les photographies de Martine Gutierrez offrent une autre perspective « POC » (People of Colour), nouvelle et remarquable. Dans sa série haute couture follement fantasque Indigenous Woman, l’artiste trans latino se met en scène et se grime en cyborg guatémaltèque aux inspirations mayas.
D’autres femmes « POC » travaillent à diverses thématiques, comme Shilpa Gupta et son portail qui pivote d’un côté à l’autre, détruisant peu à peu l’aspect immaculé du mur blanc auquel il est fixé. Les peintures de Njideka Akunyili Crosby Home: Say it out loud et Home: As you see me dépeignent des espaces transculturels à travers des intérieurs domestiques. Otobong Nkanga présente une série de dessins montrant des prothèses de membres avec des armes qui leur sont attachées, faisant le lien entre la guerre, l’extraction de ressources naturelles et le corps qui se désintègre. D’autres œuvres traitent subtilement de la violence, comme les collages noir et blanc de Frida Orupabo qui font référence au corps noir féminin et au colonialisme. Il en va de même du bras de robot de Sun Yuan et de Peng Yu et sa mission sisyphéenne de racler le sang. Fréquemment instagrammée, cette œuvre cinétique intitulée Can’t Help Myself fait allusion aux dangers de notre dépendance à l’automatisation et aux algorithmes à travers ce robot dont les capteurs ordonnent de balayer frénétiquement une flaque de liquide rouge lorsqu’ils détectent qu’elle s’est étendue trop loin.
Dans cette partie de l’exposition de Ralph Rugoff, la forte esthétisation de nombre d’œuvres exposées fascine alors même qu’elles se refusent à une beauté conventionnelle. Pourtant les complexités rendues visibles restent en surface et tendent à révéler l’intime plutôt que le structurel.
Qu’un artiste relativement nouveau dans le domaine de l’art ait remporté le Lion d’or cette année – le cinéaste Arthur Jafa – n’est pas sans rappeler la distinction reçue par Anne Imhof pour le pavillon allemand il y a deux ans. Chaque artiste a créé une œuvre hautement esthétique et absolument perfectionniste qui parvient à créer une aura d’exclusivité à travers des codes et des images d’une chose qui nous attire tous : la pop culture de l’Internet. Exclusive dans le sens où nous ne nous sentons pas invités dans, ni même être parties prenantes des images que nous voyons, qui nous apparaissent à la fois dérangeantes et attirantes. Cela laisse pensif : que savent-ils et que voient-ils que nous ignorons et ne voyons pas ?
À l’Arsenal, où se poursuit l’exposition, les œuvres et les visiteurs disposent de bien plus d’espace pour exister. Dans cette partie, intitulée Proposition A, les mêmes artistes exposent de plus grandes œuvres, mais cet art est moins fascinant. Tavares Strachan mis à part qui, lui, fait l’inverse : ici son travail est morbidement festif, une installation qui interpelle visuellement, faite d’hologrammes et d’un squelette en néon de Robert Henry Lawrence Jr, le premier astronaute Afro-Américain, mort au cours d’un entraînement.
Afin de contrer l’atmosphère de foire de l’art qui émane des murs blancs immaculés du pavillon central, les murs de l’Arsenal sont en bois brut. Le regard des autoportraits plus grands que nature de Zanele Muholi est puissant, engageant et interrogateur. Le travail vidéo de Kahlil Joseph BLKNWS suit les visiteurs de bout en bout et connecte les deux expositions. Ses installations à deux écrans dépeignent la vie des Noirs en accolant des séquences trouvées, dont des mèmes et des bulletins d’informations, combinés avec des scènes tournées par l’artiste sur des personnalités noires telles qu’Amandla Stenberg.
En termes de chiffres, il est formidable de voir que les artistes sont équitablement répartis pour ce qui est du genre, que tous sont en vie et nombre d’entre eux ont moins de quarante ans. Les soixante-dix-neuf participants viennent du monde entier, de pays asiatiques, de quatre pays africains et de cinq pays du Moyen-Orient, même si vingt-six d’entre eux travaillent aux États-Unis, seize en Allemagne et six respectivement en Chine et en France.
Hors de l’Arsenal se trouve un site dérangeant, qui fait l’objet de multiples débats : c’est le bateau très photographié et instagrammé dans lequel près de 1000 réfugiés ont trouvé la mort. Le problème de cette œuvre de Christoph Büchel, c’est qu’elle ne parvient pas à fonctionner comme un mémorial urgent ou un miroir honteux de notre société : les gens s’assoient devant pour siroter leurs americanos ou sortent leurs smartphones pour faire des selfies convenus devant un « bateau de réfugiés authentique » sur lequel de nombreuses personnes ont perdu la vie. Et les discussions au sujet de l’œuvre vont bon train, en ligne ou non, la plupart tournant autour de questions banales de légitimité de l’acte artistique plutôt que de désigner la complicité de l’Europe dans une crise humanitaire colossale.
« May You Live in Interesting Times » se poursuit à Venise jusqu’au 24 novembre 2019.
Par Will Furtado.
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