Ama Josephine Budge réfléchit à la manière de résister au colonialisme climatique.
« Pour le peuple colonisé la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. » (Frantz Fanon, Les damnées de la terre, 1961)
Afin de réfléchir à une cartographie des écologies noires, il est essentiel de se rappeler que la relation entre la subjectivité noire et le non-humain reste contestée. Elle est chargée d’histoires de violence coloniale, de climats de plus en plus rudes ainsi que de la présence fantôme de terres, de vies et de modes de vie dépossédés ; les rituels à travers lesquels nous vivions, aimions, tuions, mangions, décomposions et rêvions ensemble.
Tant de choses ont été perdues.
Et pourtant, tant de choses demeurent.
Un terrain contesté.
Les artistes qui arpentent ce paysage incandescent y pénètrent rarement sans se brûler et n’en ressortent jamais indemnes. Nous levons les mains au milieu des champs noircis d’arbres langue de vieille femme et envisageons la capitulation. Comme le dit l’artiste multidisciplinaire Alberta Whittle dans son film RESET (2020), qui aborde les turbulences écologiques, politiques et raciales : « J’essaie d’apprendre à guérir ».
Alberta Whittle, RESET, 2020 (image extraite du film). Vidéo (format de prise de vue original : 4K, 2K et HD), 32 minutes. Édition de 3 exemplaires et 2 épreuves d’artiste. Coproduit et co-commandé par Frieze et Forma pour le Frieze Artist Award 2020. Courtesy de l’artiste et de The Modern Institute/Toby Webster Ltd, Glasgow.
Dans la série télévisée récompensée de Michaela Coel, I May Destroy You, une conversation s’engage lors d’une fête d’anniversaire dans un HLM londonien bondé de personnes afrodiasporiques d’une vingtaine d’années, à l’annonce qu’Arabella (jouée par Coel), une jeune écrivaine au succès récent et en panne d’inspiration, a accepté un emploi temporaire pour défendre une marque végétalienne du nom d’Happy Animals. Ses camarades, entre rire et consternation, se moquent d’elle tandis qu’elle jette le poulet frit de son assiette qui ne correspond pas à sa nouvelle image de marque, tout en insistant qu’il s’agit seulement d’un boulot alimentaire. Un ami, portant nonchalamment un t-shirt vert sur lequel on peut lire « Monkey in the Jungle » [singe dans la jungle], se lance dans une diatribe sur les « climateers » [activistes climatiques] – à savoir des personnes de la classe moyenne et supérieure, végétaliennes et blanches, qui partent en croisade contre le changement climatique, et qui le harcèlent pour qu’il troque sa Mercedes contre une voiture électrique. Il proclame avec ardeur : « Pourquoi l’homme blanc coupe-t-il au cou, alors que l’Africain commence à peine à déglutir ? ».
Il ne fait aucun doute que la prolifération de personnes blanches, occidentales, qui militent pour l’environnement et évangélisent le véganisme, faisant peu de cas des réflexions intersectionnelles ou décoloniales liées au climat et à la question de la responsabilité, tiennent activement les personnes noires à l’écart de la conversation. En refusant de reconnaître l’enchevêtrement entre le capitalisme racial et l’extractivisme mondial, tout en associant le « mode de vie vert » au classisme, à l’embourgeoisement et au « projet de civilisation » en cours, elles nous confirment sans cesse que le rôle du corps noir dans les campagnes sur le climat reste principalement cantonné à un rôle esthétique. Des corps noirs silencieux comme mascottes de la sécheresse et de la famine, des campagnes d’alimentation saine dans les déserts alimentaires urbains, ou comme sujets de photographies grand format, à haute résolution, de style documentaire anthropocentrique.
Pourtant, la reproduction de cet argument au sein des communautés noires — à savoir que le changement climatique ne nous concerne pas, que nous avons déjà suffisamment de problèmes à régler — renforce une position délétère. Elle binarise l’écocide et l’anti-Blackness, comme si les deux n’étaient pas ontologiquement, épistémologiquement et cosmologiquement entrelacés, à la fois à travers l’histoire et au présent. « L’émergence du concept d’écologie dans la vie américaine est potentiellement d’une importance capitale pour la libération définitive des personnes noires », écrivait Nathan Hare dans un numéro du Black Scholar paru en 1970. « Toutefois, les personnes noires et leurs intérêts environnementaux ont été tellement ignorés que les populations noires et le mouvement écologiste se retrouvent actuellement en contradiction l’une avec l’autre ». Nous devons nous poser la question suivante : qui profite de l’investissement continu dans le capitalisme extractif et de la dissociation des discours sur la justice climatique ? Qui profite de notre silence, et qui le maintient ? Qu’est-ce qui fait que nous commençons à peine à déglutir ?
J’aimerais attirer l’attention en particulier sur les ramifications incarnées de la dissociation des personnes noires vis-à-vis du monde non-humain, de l’insistance sur le fait que nos relations avec les environnements qui nous entourent ne peuvent exister qu’à travers la violence des complexes carcéro-industriels, de la pollution des villes et de la raréfaction des denrées alimentaires. À travers la déshumanisation du corps noir en tant que main-d’œuvre transformée en capital dans les économies de plantation coloniales et postcoloniales. Comme si nous ne faisions absolument pas partie nous-même d’une écologie. Que se passe-t-il lorsque nous nous considérons en totale déconnexion, comme des êtres étrangers évoluant dans un paysage étranger ?
Il existe de nombreuses façons et raisons pour lesquelles les mouvements et les conversations intellectuelles et politiques sur le changement climatique ont été monopolisés par l’universalisme blanc, en particulier en Occident. Ce n’est pas que les personnes noires non impliquées ou qui ne se croient pas les bienvenues dans les mouvements pour la justice climatique ne se sentent simplement pas concernées. Mais plutôt que les écologies humaines et non-humaines opprimées ont été systématiquement dressées les unes contre les autres, vendues comme les maigres miettes d’un rêve dont nous ne pouvons bénéficier qu’aux dépens des autres, un rêve cis-hétéronormatif qui ignore les écologies queer dans lesquelles prolifèrent les socialités humaines et non-humaines, un rêve alimenté par les combustibles fossiles qui « nécessite le sacrifice de personnes et de lieux », comme l’a souligné Naomi Klein dans la London Review of Books (2016). Tiffany Lethabo King écrit dans son livre The Black Shoals (2019) sur les convergences fréquemment passées sous silence des histoires et des existences des personnes noires et autochtones dans l’Amérique coloniale : « Je ne crois pas que le génocide et l’esclavage puissent être circonscrits. Ni l’un ni l’autre n’a de limites, mais ils sont pourtant distincts. »
Et pourtant, du lac Victoria au Gange, du terminal 5 de Heathrow aux mines de bauxite jamaïcaines et aux sables bitumineux de l’Alberta, les mouvements de justice environnementale menés par les personnes non-blanches se poursuivent activement — qu’ils soient ou non documentés, médiatisés, mis en avant, financés ou invités au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies et à des organismes équivalents. Sur ces lignes de front transocéaniques, les communautés noires, autochtones, asiatiques et insulaires du Pacifique naviguent et résistent aux ramifications extrêmes du changement climatique provoqué par l’homme occidental, alias le colonialisme climatique. Comme l’expliquent J.T. Roane et Justin Hosbey, qui écrivent sur les voies navigables du US South for Southern Cultures (2021) : « Ces espaces partagent une histoire et un sort écologiques et sociaux communs. Ils se réfractent à travers le prisme des mers côtières, révélant la nature de la violence écologique anti-noir, qui a commencé [ici] avec le commerce intérieur des esclaves transatlantiques et qui perdure à travers les modes contemporains d’extraction pétrolière ».
Cinquante-trois ans après les observations lucides de Nathan Hare, certains domaines ont connu une évolution positive, tandis que d’autres semblent régresser, faire marche arrière. De nouvelles mines de charbon, des plateformes pétrolières et des oléoducs qui nuisent directement à la survie des populations noires sont approuvés et installés, au moment où d’autres structures militantes parviennent à obtenir des réformes politiques et organiser des événements culturels majeurs capables de changer profondément la relation des populations noires avec l’écologie. En 2021, Allison Janae Hamilton a investi Time Square à New York avec son installation vidéo multicanale Wacissa. L’artiste transportait les personnes du quartier, celles occupaient à faire leurs emplettes, celles qui y travaillent ou simplement les touristes vers les rivières du nord de la Floride, reliées par le Wacissa Slave Canal [canal des esclaves de Wacissa]. Hamilton oppose ces paysages hantés au cœur du capitalisme, affirmant les écologies et les économies d’une Amérique coloniale indissociables de celles liées à la violence coloniale et à la mortalité des personnes noires — ou, pour reprendre les termes de Christina Sharpe écrits dans In The Wake (2016) : « l’anti-Blackness comme climat total ».
C’est au cœur de ce paysage instable de rupture intermittente que mon exploration interdisciplinaire des relations sensuelles et érotiques entre les personnes noires et les entités non-humaines cherche à (re)trouver un langage pour un engagement mutuel, un enchevêtrement, une parentèle, des relations multiespèces queer et des futurs interespèces libérés. Je retrace ce que j’ai appelé les « écologies intimes » à travers un corpus d’archives esthétiques, poétiques et spéculatives qui expriment l’impossibilité des corps noirs à s’engager dans deséchanges plaisants, empreints de douleurs et d’humilité. Le concept d’écologie intime invite à une conversation incarnée dans un espace où l’isolement a longtemps été le statu quo. Une conversation qui reconnaît les voies complexes et parfois dissonantes par lesquelles nous négocions le climat et la Blackness dans notre recherche d’un Autrement libératoire.
Les peintures et sculptures abstraites de grandes dimensions de Torkwase Dyson enrichissent notre compréhension d’une Blackness spacieuse, en invoquant des paysages poétiques et souvent hostiles, pour « s’interroger sur les types de climats qui naissent de la création d’un monde », comme le décrit sa galerie, PACE. Pour moi, l’œuvre de Dyson rappelle le texte de Chelsea M. Frazier intitulé « Black Feminist Ecological Thought: A Manifesto » (2020), dans lequel elle avance que « les orientations écologiques des femmes noires [sont] enracinées dans une conception écologique du monde complètement différente de celle qui nous vient immédiatement à l’esprit lorsque nous pensons à l’environnement ».
« C’est la faute de l’homme », déclare Aliou Diouf, pêcheur lébou sénégalais, sur fond de vagues semi-solides, jonchées de déchets plastiques de l’océan Atlantique dans le film de Manthia Diawara A Letter From Yene(2022). Au cours d’un moment inattendu d’introspection, la voix hors champ de Diawara réfléchit : « Je participe aussi à l’érosion des terres. Je suis venu acheter une maison dans un endroit [où] les gens n’en achètent généralement pas, j’ai débarqué avec ma mentalité européenne : je veux être au bord de l’océan, je veux créer un lieu de vacances. Ce faisant, j’ai également perdu le respect pour la terre, je ne veux l’utiliser qu’à des fins personnelles. Je ne lui donne rien en retour, ni à l’océan […] c’est pourquoi ce film doit changer non seulement les personnes sur lesquelles je fais ce film, mais moi aussi. »
Les écologies intimes sont une praxis, une manière de lire, une méthodologie pour les personnes hantées et accablées par le fardeau des ancêtres, un point de départ à partir duquel spéculer. Ce concept est né de mon besoin de continuer à penser et à travailler en résistance au colonialisme climatique, lorsque la menace du désespoir, de la mélancolie oppressante et écrasante me faisait sombrer. Il me fallait queerer les approches coloniales des relations entre les êtres humains et non humains. Il me fallait continuer à penser et à parler du plaisir, de la possibilité, de l’intimité et de l’esprit, des futurs spéculatifs et de ceux qu’il reste encore à imaginer dans lesquels la Blackness et le non-humain existent en devenir, en utilisant ce que le photographe et activiste Rotimi Fani-Kayode, dans son texte de 1988 pour TEN.8, a appelé « a technique of ecstasy » [« une technique de l’extase »].
Des concepts tels que le colonialisme climatique et les écologies intimes cultivent des cadres éthiques qui permettent de reconnaître et de composer avec les passés et les présents coloniaux violents. Ils forment des espaces pour une Blackness spacieuse et transtemporelle en relation intime avec une multitude d’écologies. Nous cherchons toustes à guérir. Nous refusons de concevoir la subjectivité noire de manière isolée. Esthétiser des futurs dans lesquels les écologies noires ne sont plus un terrain contesté. Refaire des rituels par lesquels vivre, aimer, tuer, manger, se décomposer et rêver ensemble.
Ama Josephine Budge est artiste, curatrice, écrivaine de fiction spéculative et activiste du plaisir. Ses projets interrogent les interrelations intimes entre l’art, l’écologie et la Blackness. Pour cette édition de C&, elle réfléchit aux perspectives écologiques qui ont trop longtemps exclu l’expérience, l’expertise et l’extase des personnes noires.
Translation by Gauthier Lesturgie.
Cet article est extrait du dernier numéro de C& et C&AL Print « Ecologies ». Lisez le magazine complet ici.
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