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Kpingni Dieth Douabou aborde des questions intimes du féminisme noir

L’artiste adapte le livre La Vie sexuelle des femmes africaines et brosse un tableau décomplexé des expériences sexuelles – qu’elles soient dérangeantes ou réjouissantes.

Photo: Somakpo Kouakou Guy Serge Eddie

Photo: Somakpo Kouakou Guy Serge Eddie

By Keren Lasme

Contemporary And : En tant qu’artiste visuelle ayant recours au collage pour parler de féminisme noir et de sexualité, qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture théâtrale à l’occasion de votre toute dernière production, La Vie sexuelle des femmes africaines ?

Kpingni Dieth Douabou : Je suis aussi réalisatrice et scénariste et je venais tout juste de terminer d’écrire le script d’un court métrage au sujet d’une jeune femme qui se crée un homme sur mesure pour le cacher dans sa chambre à coucher. Après avoir terminé l’écriture de ce script, j’avais envie de m’essayer à un nouveau genre et j’ai commencé à écrire une pièce de théâtre. Je connaissais déjà Nana Dakoa Sekyiamah, l’autrice de La Vie sexuelle des femmes africaines car elle m’avait interviewée pour le livre en 2019. Je lui ai alors demandé si je pourrais utiliser son texte comme base pour ma pièce , car après avoir lu le livre, j’avais commencé à imaginer les histoires, dont la mienne, jouées et prenant vie sur scène. Nana a dit oui et j’ai commencé à écrire la pièce. Mon expérience dans la traduction et l’interprétation m’a été d’une grande aide car le livre n’existe pas encore en français, et j’ai dû le traduire et l’adapter moi-même en français ivoirien. Le plus difficile a été de trouver les comédiennes parce que la pièce traite de sexualité d’une manière très directe. Au début, j’ai demandé à mes amies proches : quelques-unes ont accepté, mais la plupart ont refusé. Cela m’a fait rire parce que j’ai réalisé que, contrairement à moi, être sur une scène est un cauchemar pour de nombreuses personnes. Pire encore est le fait de parler de sexe en termes crus. J’ai fini par faire appel à des collègues féministes – qui sont souvent moins timides quand il s’agit de ce type de thématiques –, qui ont demandé à leur tour à leurs amies, et nous avons commencé les répétitions quatre mois avant la première. J’ai produit la pièce à partir de zéro, avec mes propres finances, et j’ai aussi dû gérer les répétitions et la représentation en parallèle de mon travail à plein temps. Cela a été très intense mais cela en a valu la peine.

Photo: Somakpo Kouakou Guy Serge Eddie

C& : La pièce fait référence à des artistes noires mythiques telles que Ntozage Shange et Nina Simone. Dans quelle mesure est-ce important pour vous de vous inspirer du travail d’autres femmes artistes et quid de la sororité dans votre démarche ?

KDD : Je suis contente que vous ayez perçu que la pièce fait référence à toutes ces femmes parce que je voulais vraiment que cela se voie. La pièce comporte une grande diversité de références, dont certaines personnelles et d’autres plus évidentes, parce qu’il me tenait très à cœur de rendre hommage aux femmes noires qui ont existé avant moi. Je souhaite que leurs noms et leur influence perdurent dans le temps. Tout mon travail d’artiste véhicule cette notion d’ancestralité qui peut être transmise par le sang, mais qui peut également être choisie. Nous sommes les personnes que nous sommes en raison de ce que nos ancêtres ont fait, grâce aux pierres que nos prédécesseurs ont placé sur leurs chemins, et à notre tour, nous plaçons des pierres pour prolonger ces chemins. La transmission et l’héritage sont des notions clés de mon travail.

C& : La plupart des histoires racontées se réfèrent à des expériences terriblement douloureuses et traumatiques. Pourtant, la légèreté, la joie et le plaisir transparaissent comme moyens de guérison. Qu’est-ce qui a façonné le choix de ces histoires ?

KDD : J’ai choisi les histoires comme je choisis les éléments de mes collages, qu’ils soient analogiques ou digitaux. Je choisis ces éléments individuellement mais en relation à l’image définitive que je souhaite obtenir. Pour cette pièce, le choix s’est fait en fonction des histoires qu’il m’a semblé essentiel de faire entendre. Mais aussi en essayant de créer une certaine harmonie entre toutes. Il y a des histoires qui devaient tout simplement être mises en scène parce que ce sont le genre de récits que l’on n’entend pas souvent. Comme l’histoire de Solange, la femme trans rwandaise, ou l’histoire de Nura qui a volontairement choisi d’être la troisième femme d’un homme polygame et qui vit les meilleures expériences sexuelles de sa vie alors qu’elle est dans la quarantaine. Ou encore l’histoire de Phillester, travailleuse du sexe et mère de trois enfants. Elles ont été sélectionnées parce qu’elles montrent différentes facettes de la sexualité des femmes africaines dans toute sa diversité et ses contradictions. La sexualité des femmes africaines est souvent perçue d’un point de vue unique, le regard blanc nous hypersexualise tout en nous considérant comme des victimes incapables d’avoir des vies sexuelles épanouies. Nos cultures, en revanche, appliquent très souvent des politiques de respectabilité. Après vingt-cinq ans, de nombreuses femmes africaines commencent à jouer la respectabilité et l’hyperreligiosité parce que la société avance que c’est ce qu’il faut afficher pour réussir à se marier avant trente ans. Nous sommes rarement présentées comme les êtres multidimensionnels que nous sommes en réalité. Comme vous l’avez mentionné, la majorité des histoires comportent des récits traumatiques d’agressions sexuelles, mais il existe aussi une dimension de plaisir et de joie, ce que je voulais mettre en évidence – l’humanisation des femmes africaines à travers les histoires de leurs sexualités.

Photo: Somakpo Kouakou Guy Serge Eddie

C& : Pour revenir à l’aspect de guérison de la performance, vous choisissez de partager votre histoire personnelle qui apparaît également dans le livre de Nana. Comment vous êtes-vous senti lorsque vous avez entendu votre histoire racontée publiquement par une autre personne et qu’est-ce que cette expérience vous a appris ?

KDD : J’ai failli ne pas intégrer mon histoire à la pièce, car même pendant les répétitions, j’ai eu du mal à l’écouter au début. Mais comme ce n’était pas moi qui jouais mon propre personnage, cela a facilité le processus. J’ai décidé d’incorporer ma propre histoire parce qu’elle jette une lumière sur une facette vulnérable de la sexualité des femmes noires dont on entend peu parler. Et je voulais absolument entendre la phrase : « J’ai décolonisé ma chatte » sur scène ! Lorsque le livre est sorti, de nombreuses femmes m’ont dit qu’elles s’étaient reconnues dans mon histoire, c’est pourquoi cela avait du sens de l’intégrer à la pièce. De plus, je suis la seule Ivoirienne du livre, et le fait d’intégrer mon histoire était aussi essentiel à l’ancrage géographique et l’harmonie générale de la pièce. Ce que j’ai appris à la fois de l’interview avec Nana et de la pièce elle-même, c’est que même si c’est effrayant, c’est seulement en montrant la vulnérabilité que nous pouvons réellement faire le lien avec le reste du monde. J’ai appris cela lorsqu’Audre Lorde disait que le silence ne nous protège pas et que partager nos expériences est libérateur. Et en se libérant soi-même, on permet aussi aux autres de se libérer.

C& : Le soir de la première, on a vu des gens de tous horizons se presser pour voir la pièce, vous avez fait salle comble ! Quel est le message essentiel que vous avez essayé de délivrer à ce public ivoirien et comment diriez-vous qu’il l’a reçu ?

KDD : Le message principal que je voulais faire passer est que la Côte d’Ivoire est, à sa manière, un pays sexuellement positif. Le simple fait que nous ayons pu être là, sur scène, à parler de transsexuelles, de bisexuelles et de travailleuses du sexe en termes crus, sans que personne n’essaie de nous faire taire, a été une formidable expérience de liberté. C’est quelque chose que nous devons préserver le plus longtemps possible, car l’extrémisme religieux dans la région est en progression et cette liberté est menacée. En outre, la Côte d’Ivoire a une longue tradition théâtrale qui a décliné ces dernières décennies en raison de problèmes politiques. Je voulais donc montrer au public que notre théâtre se porte très bien, en particulier les pièces portées par des femmes. Je voulais aussi lui montrer que la stabilité politique est nécessaire pour avoir une scène créative vigoureuse. Et je voulais parler de liberté et d’émancipation féminine. Je pense que le message est passé parce que pendant la séance de questions-réponses, nous avons pu échanger nos idées avec le public et cela a été utile et mutuellement bénéfique pour moi en tant qu’autrice et metteuse en scène, mais aussi pour les actrices et le public.

 

 

Kpingni Dieth Douabou est une artiste pluridisciplinaire basée à Abidjan qui se décrit comme « une femme noire avec des opinions et des sentiments ». Sa mission est de mettre en lumière les expériences vécues par les femmes noires, en particulier les femmes noires francophones. Les thèmes qu’elle explore dans son travail tournent autour des notions de féminité noire, de réalités afro-diasporiques, de transmission, de sexualité, de spiritualité et de mysticisme. Elle a recours à diverses disciplines et cherche toujours à maîtriser de nouveaux médiums qui servent de toile de fond à son expression artistique.

Keren Lasme est artiste, autrice et curatrice littéraire Son travail porte sur la formation mythopoétique de l’identité, l’activation des connaissances et l’utilisation de la fiction et de l’imagination en tant que technologies spatio-temporelles pour la construction d’un monde intérieur et extérieur. Son travail artistique porte sur le soin collectif, la pédagogie engagée et à la politique du plaisir, tout en puisant dans la mémoire collective et l’imagination archivées dans les littératures africaines comme pratique.

 

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