Les arts en situation de crise

Imaginer un avenir pour les arts aux États-Unis

Cet article éloquent écrit par Daniella Brito réagit aux actions et aux décrets présidentiels qui visent à saborder tout travail progressiste effectué au sein d’institutions américaines. S’appuyant sur des déclarations de professionnel·les de la culture comme Lambkin, Nifemi Ogunro, Embaci et Amina Ross, Brito réunit ici divers points de vue.

Alfreda's Cinema. Photo credit: Cameryn Hines.

Alfreda's Cinema. Photo credit: Cameryn Hines.

By Daniella Brito

Si vous scrollez sur whitehouse.gov, vous vous retrouvez immédiatement face au portrait de Donald Trump dans une posture despotique. Dans la tradition de l’Oncle Sam, il pointe un doigt combatif vers un « vous » invisible. Il n’est pas nécessaire de regarder au-delà du rouge, du blanc et du bleu criards du nationalisme américain qui emplissent l’écran pour deviner qui ce « vous » pourrait être : « AMERICA IS BACK » (l’Amérique est de retour), peut-on lire sur la page web. « Ce sera vraiment l’âge d’or de l’Amérique. »

L’avalanche de mesures et de décrets pris par le président qui défilent sous mes yeux me rappellent des titres uniquement rencontrés jusque-là dans des romans dystopiques comme ceux de Margaret Atwood, La Servante écarlate (1985), et de la série visionnaire des Paraboles d’Octavia Butler qui commençait par La Parabole du semeur (1993). De la suppression de la « Discriminatory Equity Ideology » – autrement dit d’initiatives pour la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI) – aux déportations d’étudiant·es et la tentative de détruire l’Institute of Museum and Library Services en passant par la fin de « l’endoctrinement radical dans l’enseignement de la maternelle à la 12e année de scolarité », Trump menace la production et la préservation du savoir dans toutes les communautés aux États-Unis.

Ces décrets compromettent aussi la liberté artistique. En février, le président a émis un décret contre le National Endowment for the Arts (NEA, Fonds national pour les arts) déclarant que les associations artistiques ont l’interdiction d’utiliser les fonds fédéraux pour promouvoir la DEI ou « l’idéologie de genre » dans leurs programmes. Les candidats à une subvention du NEA doivent s’engager à respecter un décret discriminatoire à l’égard des communautés transgenres puisque, désormais, seuls les « hommes » et les « femmes » seront reconnu·es par la politique américaine.

Pour ce qui concerne les artistes noir·es sur place, ici, à New York, ces problèmes de financement ne viennent que s’ajouter au déferlement d’obstacles auxquels les professionnel·les de la culture sont confronté·es au gré des caprices des personnes qui tiennent les rênes. « Ce pays a toujours fonctionné avec des décideurs blancs, cisgenres et masculins qui décident des embauches et des subventions aux organisations artistiques », affirme l’artiste et performeur Lambkin. « Désormais, on met systématiquement dans la tête des gens que DEI signifie sous-qualifié. »

Dans le sillage de ces décrets, les artistes noir·es observent les répercussions de ces initiatives sur l’avenir de leur art, s’interrogeant sur ce qui, dans leur pratique, gardera le plus d’attrait pour les collectionneur·euses, mécènes et exposant es. Depuis l’invention controversée du terme « post-Black » de Thelma Golden qui faisait la distinction entre une génération d’artistes qu’elle considérait ne pas devoir être défini es par leur race dans les années 1990 à la renaissance de la figuration noire à laquelle nous avons assisté depuis la naissance du mouvement Black Lives Matter en 2013, la « représentation » a connu maintes déclinaisons de sa définition dans le monde de l’art et reste un exercice d’équilibre délicat pour les artistes noir·es.

« Bien sûr que j’angoisse à cause des financements », déclare la sculptrice et designer Nifemi Ogunro. « En tant que personne luttant déjà pour m’imposer dans l’espace de l’abstraction noire, [je pense que] ce sont les institutions qui mènent le jeu et que nous sommes juste des pions. Je suis inquiète de savoir quelles histoires les gens auront le droit de raconter. Et je me demande si, parmi toutes ces initiatives, l’abstraction deviendra un espace plus attractif en raison de sa moindre lisibilité, et donc de son caractère plus éphémère. »

Les institutions qui exposent et les organisations qui octroient des subventions et qui reçoivent des financements fédéraux ont déjà commencé à assainir leurs programmes, conformément aux directives de l’administration Trump. Les financements publics ont été retirés pour les expositions dont les thématiques tournent autour des expériences de personnes de couleur, comme Before the Americas qui était censée présenter des œuvres d’artistes afro-latino, caribéens et africains américains au Art Museum of the Americas à Washington, D.C. 

Les programmes de financements destinés à réduire le fossé entre les ressources accordées aux artistes blanc hes et aux artistes de couleur sont également supprimés. En tant que musicienne et performeuse, Embaci m’a signalé en mars que « le San Francisco Symphony avait dû interrompre son projet pour les compositeurs et compositrices noir·es émergent·es en raison de nouvelles directives qualifiant ce type d’initiatives comme discriminatoires ». Elle poursuit : « Il est préoccupant de voir à quel point les choses ont déjà changé. Je me demande ce que l’avenir nous réserve. »

Dans les universités, alors que les programmes sur les théories critiques de la race font l’objet de critiques, les professeur es réécrivent leurs cours et cachent les narratifs pédagogiques de leurs cours sous des intitulés insignifiants, dans un effort de contourner les nouvelles politiques. Au sujet de ces mesures de prévention présomptueuses dans le milieu académique, l’artiste et enseignante spécialiste en animation Amina Ross témoigne que dans les institutions universitaires, on assiste de manière répétée à une « mise en conformité obligatoire » – la pratique d’une autocensure avant même le début de la censure.

« À un moment, dispenser un enseignement de qualité et être une personne convenable signifie s’attirer des ennuis. Cette capitulation permanente devant l’autorité est vraiment frustrante », me confie Ross. « Dans un premier temps, on ne pouvait pas dire « sioniste ». Ensuite, on ne pouvait pas décrire les personnes trans. Et maintenant, on ne peut pas parler d’esclavage. Tout est clairement relié : la plupart des institutions universitaires sont le prolongement de l’État et sont en profonde conformité avec le maintien du statu quo. »

Malgré cet alarmisme propagé par l’État, les artistes noir·es et les professionnel·les de la culture continuent à inventer des voies alternatives pour distribuer des ressources, présenter leur travail et produire du savoir. Vivant à New York, j’observe le travail de collectifs autogérés qui encouragent l’expression créative et l’éducation politique qui n’entre pas dans le cadre institutionnel. BlackMass Publishing par exemple, est un organisme de presse indépendant de fanzines et de livres d’artistes noir·es qui organise également des workshops fondés sur des approches collectives et improvisées pour l’édification d’un monde noir. 

Des initiatives d’entraides, telles que Sola Market d’Oluwakemi Oritsejafor fournissent un soutien incommensurable aux artistes qui luttent pour avoir accès aux outils nécessaires à leurs projets, leur offrant du matériel et de l’équipement à des tarifs abordables. Pour ce qui est de la programmation, j’ai trouvé des projets curatoriaux gérés par Malcolm-x Betts et Arien Wilkerson de Black Aesthetics, une série dédiée à la danse expérimentale qui réunit des artistes émergents du mouvement noir à la Judson Church les mercredis, ainsi que des projections organisées par Melissa Lyde, dont le Cinema Alfreda itinérant célèbre des histoires de la communauté noire à l’écran dans des théâtres tels que la Brooklyn Academy of Music, tout en visant à créer un microcinéma traditionnel dans le quartier historiquement noir de Brownsville.

Ce sont ces ambitieuses initiatives, autogérées, qui offrent une lueur d’espoir dans cette situation de tourmente. L’histoire nous a montré que les arts, la culture et l’éducation sont généralement le siège du contrôle idéologique de l’État lorsque l’extrême droite s’impose. Il suffit de voir les autodafés de livres et la confiscation d’œuvres d’art par les régimes fascistes pour savoir que l’extrémisme se fonde sur une soumission psychosociale à l’autorité dans tous les aspects de la vie humaine. Alors que les temps continuent à s’assombrir et que l’État porte de plus en plus atteinte aux systèmes que nous avons bâtis avec soin pour se rapprocher le plus possible des mondes que nous désirons habiter, je suis encore plus attaché·e à mes ami·es et à mes pairs qui ne cessent de rêver, de construire et d’habiter l’autre planète.

 

Commissaire d’exposition d’origine dominicaine-américaine, Daniella Brito écrit et vit à New York. Titulaire d’un diplôme en histoire de l’art, Brito s’inspire des études culturelles visuelles, de la théorie queer et de l’esthétique décoloniale dans ses écrits pour documenter les récits de performances queer. Ses écrits ont paru dans des publications telles que The Brooklyn Rail, The Kitchen Magazine, Hyperallergic, e_flux, parmi d’autres. Mais aussi dans des catalogues d’exposition pour des institutions telles que The Studio Museum à Harlem, l’université Rutgers et Deli Gallery, entre autres. Brito travaille actuellement comme spécialiste en commissariat d’exposition au Schomburg Center for Research in Black Culture et en tant que Curatorial Fellow avec RADA Collaborative. 

 

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