Dans le prolongement d'une conversation en cours autour de l'évolution des pratiques de l'image en Afrique, l'écrivaine Kim M. Reynolds se penche sur l'ouvrage d'Amy Sall, «The African Gaze» : Photography, Cinema and Power d'Amy Sall, ainsi que le contexte historique plus étendu et l'infrastructure des pratiques africaines en matière de production d'images.
Med Hondo on the set of Soleil Ô, 1970. © Med Hondo
Corriger ou inventer (ou les deux)
Des frontières artificielles et des noms corrompus ont été construits de manière maladroite et hors de propos dans l’Afrique colonisée. Peu importe que les colonisateurs ne parvenaient pas à prononcer « Nkran », un mot akan signifiant fourmi, et qu’ils optent pour Accra, ou qu’ils dérivent Kenya de « Kirinyaga », le nom kikuyu du mont Kenya. L’Afrique imaginée par les colonisateurs a été justifiée par une pseudo-science raciste et mise en œuvre avec une violence inconcevable. Son héritage persiste dans nos mondes matériel et imaginaire. « N’est-il pas étrange que la seule langue dont je dispose pour parler de ce crime soit la langue du criminel qui a commis le crime ? », demande l’autrice antiguaise Jamaica Kincaid.
Groupe de jeunes filles attablées dans un dancing, Kinshasa, ca. 1950–65. Print Baryta Pigments, 27×40 cm (32×43). © Jean Depara
L’ouvrage d’Amy Sall, The African Gaze : Photography, Cinema and Power (2024) répond à cet état de fait en explorant minutieusement l’interaction entre les histoires sociopolitiques et l’imagerie africaine à travers les profils de vingt-cinq photographes et vingt-cinq cinéastes du continent. Le titre de l’ouvrage est un clin d’œil au repositionnement du pouvoir sémiotique ainsi qu’au un cours que Amy Sall a donné à la New School, intitulé « The African Gaze » : The African Gaze : Visual Culture of Postcolonial Africa and the Social Imagination (La culture visuelle de l’Afrique postcoloniale et l’imaginaire social) », qui a rencontré un succès dépassant les murs de l’institution.
En Occident, en particulier parmi les praticien/nes blanc/he/s, la célébration a été le principal correctif aux tropes racistes et réductionnistes, mais cela peut entraîner une dépersonnalisation équivalente. Amy Sall se détourne de cette approche pour construire ce que l’essayiste Mamadou Diouf décrit comme une « sociologie des infrastructures et des institutions » du cinéma et de la photographie du continent africain. En retraçant les enthousiasmes liés à l’indépendance nationale et le début des désillusions du néocolonialisme, tout en documentant les styles, les parures et le quotidien de différentes personnes à travers divers pays, le livre nous donne à nous, lecteurs, l’occasion de nous voir et de voir par nous-mêmes.
© Oumar Ly. Untitled, Podor, 1963-78.
Interventions cinématographiques
The African Gaze examine les styles, les choix narratifs, les conventions de narration et les coalitions formées par les artistes dont il dresse le profil, afin d’examiner leur impact et des liens historiques qu’ils ont noués au-delà des frontières linguistiques. Pour nombre des cinéastes de cette collection, le film était un outil sémiotique nécessaire et urgent pour fortifier la culture nationale à l’aube de l’indépendance de leurs pays.
Au Sénégal, l’écrivain et cinéaste Ousmane Sembène a dédié sa carrière à représenter des mondes et des dilemmes pertinents ancrés dans la vie de ses concitoyen/nes ; il a également réalisé le premier long métrage en wolof, Mandabi (1968). En Égypte, le cinéaste Youssef Chahine a mis en scène la lutte de libération algérienne en cours dans son film Jamila, l’Algérienne (1958), une fiction inspirée de la vie de la militante de la libération Djamila Bouhired, qui a joué un rôle majeur dans le mouvement. Paulin Soumanou Vieyra, également sénégalais, fut l’un des pionniers du cinéma africain en tant que cinéaste, critique et bâtisseur d’infrastructures, travaillant au Sénégal et au-delà avec la Fédération panafricaine des cinéastes (FEPACI). Des artistes comme Med Hondo et Djibril Diop Mambéty ont réalisé des films satiriques et expérimentaux dénonçant la désillusion de l’exil vers les métropoles coloniales où s’aggravait souvent la dépossession. Ils critiquaient à la fois les abus de pouvoir de leurs gouvernements et ceux des anciens colonisateurs.
Les artistes ont également utilisé le médium cinématographique pour rendre visibles personnes ordinaires et les traditions culturelles, indices de récits plus vastes. Au Burkina Faso, Fanta Régina Nacro – l’une des rares femmes à figurer dans le livre, comme le reconnaît Sall – aborde dans son travail des sujets sensibles, tels que l’intimité dysfonctionnelle entre les hommes et les femmes. Presque tous ces films ont été contestés. Ils ont suscité débats et controverses sur la finalité du film, souvent abordés lors de diverses conventions entre artistes africain/e/s et diasporiques, donnant naissance à des dialogues continus. Une question centrale émerge : les films doivent-ils être réalisés pour le succès commercial et l’influence, ou pour la reconnaissance locale dans les langues maternelles ?
© Sanlé Sory. Je vais décoller, 1977.
Images sans frontières
Dans le domaine des images fixes, The African Gaze met en lumière des photographes tels que James Barnor (Ghana), Mountaga Dembélé (Mali), Ernest Cole (Afrique du Sud) et Jean Depara (Congo), entre autres. Barnor a capturé le Ghana post-indépendance en pleine mutation, tandis que Dembélé stylisait des portraits en studio au Mali tout en formant d’autres photographes, comme Seydou Keïta. En Afrique du Sud, Ernest Cole documentait sans détour les conditions de vie urbaines et rurales des Sud-Africain/e/s noir/e/s sous l’Apartheid dans sa série marquante House of Bondage (1967). Jean Depara a capturé le style des gens dans ce qui était alors Léopoldville, aujourd’hui Kinshasa, des scènes de musique et de danse aux sous-cultures telles que les gangs de jeunes, les collectifs habillés en cow-boys d’inspiration américaine ou encore les adeptes de la musculation – « les nuances de la société congolaise », comme le dit Amy Sall.
Ces artistes, en produisant inlassablement de nouvelles œuvres, ont vu leur vie marquée par la mobilité, volontaire ou forcée. Adama Kouyaté, né au Mali, s’est déplacé à travers Afrique de l’Ouest, installant un studio dans chacune de ses villes d’adoption – esquissant une véritable cartographie régionale du portrait photographique. Samuel Fosso, souvent protagoniste de ses propres clichés, a lui aussi appartenu à de nombreux foyers. Dans l’une des deux interviews d’artistes incluses dans le livre, Fosso déclare : « Le Nigeria est ma mère ; le Cameroun est mon père ; la RCA (République centrafricaine) m’a donné le savoir » – et tous les trois lui ont donné la vie.
© Samuel Fosso. Self-portrait, from 70’s Lifestyle series,
1975-78.
Points de rencontre
À travers les cinquante portraits d’artistes, on voit apparaître des conventions, des réseaux et des dynamiques de mentorat. Ils racontent une deuxième histoire, celle de la (re)connexion entre les cohortes qui se sont réunies lors de rassemblements historiques tels que le Festival panafricain du film et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO), le deuxième congrès des écrivain/e/s et artistes noir/e/s à Rome en 1959 et, peut-être le plus connu, le FESTAC ’77, le deuxième Festival mondial africain des arts et de la culture, tenu à Lagos en 1977.
Le cinéma et la photographie animent l’histoire autant qu’ils nous disent le qui, le quoi, l’où et le pourquoi. Ils améliorent notre compréhension de nos sociétés et, dans certains cas, nous donnent l’occasion de jeter un regard sur des passés que l’on croyait oubliés. The African Gaze s’attaque à l’abstraction et à la poétique qui distinguent la documentation historique de l’art. Il cherche à reconnaître les dynamiques de pouvoir en jeu, en archivant et en tissant avec diligence les œuvres d’artistes africain/e/s dans le cadre d’une mission qui ne cherche pas à parler en retour. Elle est simplement parce qu’ils sont.
Kim M Reynolds est une écrivaine, une spécialiste des médias critiques et une chercheuse en technologie originaire de l’Ohio (États-Unis) et basée au Cap. Son travail se concentre sur le chevauchement des histoires contemporaines de la justice sociale et des arts sur le continent africain et la diaspora. Reynolds est actuellement co-directrice du collectif de recherche et d’organisation Our Data Bodies, basé aux États-Unis.
ON PHOTOGRAPHY
C&’s second book "All that it holds. Tout ce qu’elle renferme. Tudo o que ela abarca. Todo lo que ella alberga." is a curated selection of texts representing a plurality of voices on contemporary art from Africa and the global diaspora.
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