Basée à Helsinki, la commissaire et chercheuse Giovanna Esposito Yussif fait partie du Miracle Workers Collective qui assure le commissariat du pavillon finlandais à la Biennale de Venise cette année. Il organise également une série d’événements publics parallèles intitulés « iterations ». Avant l’ouverture, Theresa Sigmund de C& s’est entretenue avec elle au sujet du concept curatorial comme stratégie pour collectiviser des questions, pour initier le changement de certaines structures et dialoguer avec des espaces au moyen d’installations in situ.
C& : Pouvons-nous lire le pavillon et les « iterations » du Miracle Workers Collective comme une déclaration cherchant à ébranler l’idée de pavillon national ?
Giovanna Esposito Yussif : C’est certainement un de ses aspects. D’une certaine façon, le Miracle Workers Collective s’est constitué comme une réaction destinée à transgresser les cadres qui caractérisent la logique de ce type d’exposition. Dans le spectre géopolitique actuel où la montée du fascisme et de la xénophobie semblent évidents pour les uns et dissimulée derrière la liberté d’expression pour les autres, le fait de se réunir et de contester ouvertement la faillite de l’Etat, le romantisme de la nation et leurs carcans coloniaux du point de vue critique de la pluralité est plus urgent que jamais.
Notre proposition affirme la possibilité de l’impossibilité. Comment rendre durable ce qui n’était pas remis en cause auparavant ? Comment le contester, le révéler, l’ébranler et le retourner ? Comment faire bouger la perspective depuis laquelle on comprend le monde afin de comprendre quelque chose de différent, tout en reconnaissant sa propre implication dans la reproduction de formes d’oppression, ou en imaginant et en aspirant à d’autres formes de pratiques et de modes de vie ?
C& : L’unité de toutes les personnes différentes qui travaillent dans des milieux et des domaines de spécialités disparates sera très forte dans un si petit pavillon. Comment peut-on imaginer l’exposition ?
GEY : L’ensemble du projet se veut un déclencheur visant à élargir les voies, un initiateur de débats. Les « iterations » sont des mécanismes de déplacement vers d’autres temporalités et géographies, et le pavillon est un port d’accès ou de résonance. Elles fonctionnent comme des déploiements, des plateformes destinées à étendre notre écologie de pratiques tout en les situant dans des contextes spécifiques puisque chaque question ne peut être ouverte de la même manière partout, ni avoir la même résonance. L’exposition du pavillon, les « iterations » et la publication sont également conçues comme semblables à un organisme vivant, dont chaque partie est nécessaire à son existence. Il existe des moyens d’élargir la collectivité à travers d’autres personnes, artistes, auteurs, etc.
Le Miracle Workers Collective déploie diverses formes d’articulations des pratiques collectives, allant de l’expérience consistant à réunir des gens qui n’ont encore jamais collaboré auparavant au développement de pratiques avec les collectivités qui nous façonnent, chaque jour ou dans le patrimoine que nous portons. Il s’agit de se réunir autour de conversations, de dissonances et de polyphonies dans un royaume qui est à la fois réalité et fiction. L’exposition adopte une position à l’égard de ce qui traverse nos relations et nos formes d’appartenance, en apportant des éléments qui déterminent radicalement nos façons d’être actuelles dans le monde : la terre, l’eau et la mobilité. Nous sommes plusieurs à avoir travaillé sur la discipline de la désobéissance radicale. Je ne fais pas uniquement référence à la discipline en termes de savoirs et de compétences développés dans nos pratiques, mais à des formes de disciplinarité dans lesquelles ces pratiques sont immergées – comme les canons, les patriarcats, les nationalismes, les hiérarchies, etc.
C& : Votre personne et votre travail sont indissociables d’alliances et de collaborations. Quels autres thèmes façonnent votre travail et dans quels contextes développez-vous vos projets ?
GEY : Ma pratique est ancrée dans et nourrie des pratiques et stratégies féministes, décoloniales, anti-nationalistes et non capitalistes : telles sont les réalités auxquelles j’aspire. Je m’intéresse à la conception de pratiques non dominantes inspirées de modèles collectifs d’investigation et de processus d’imaginations dissidentes. C’est pourquoi je ne suis pas centrée sur des collaborations en soi, mais sur l’acte même de collectiviser des questions afin de semer les germes et de partager les luttes, tout en imaginant de nouvelles possibilités parmi les multiples réponses ou questions qui surgissent.
Une façon naturelle de survivre consiste à conclure des alliances. Les ancrer revient à les reconnaître activement et à agir sur le fait que les luttes du contexte dans lequel vous vivez sont aussi les vôtres. C’est une décision sur la façon de s’impliquer et, selon moi, le moyen le plus direct est de l’être dans son domaine d’action. Je travaille avec divers collectifs et initiatives sur des problématiques que nous considérons comme des obstacles à nos pratiques et nos moyens d’existence. Dans un lieu qui a été très hermétique et croit encore à l’illusion de l’homogénéité, comment transmettre des savoirs, des opinions politiques, des prises de décision et des politiques à une population hétéroclite ? Parmi les questions phares qui découlent de mon autocriticité, on a : pourquoi travaillons-nous de la façon dont nous travaillons ? Et que peut-on faire pour que les pratiques aient du sens, soient dignes, harmonieuses, justes ?
Pour changer les structures, il faut partir de l’autocritique. Bien que j’aspire au féminisme, j’ai été formée dans une société patriarcale et je dois faire attention à ne pas reproduire certaines choses, il faut que j’aie la volonté et fasse l’effort de changer, moi-même, mon environnement, mes pratiques de travail. Les premières structures qu’il nous faut changer sont celles qui sont les plus proches de chez soi. Et ce n’est pas seulement la structure qu’il nous faut changer, mais aussi notre rapport à elle. C’est lorsque l’on reconnaît que le problème n’est pas personnel mais structurel, qu’l nous est alors possible d’effectuer ce changement. Pour cela, on a besoin de collectivités – même s’il est important de démythifier la collectivité, de ne plus la concevoir comme une utopie mais comme des formations constamment en cours, constamment en développement.
C& : Vous vous intéressez à la production in situ et au savoir situé. Comment les deux approches se répondent-elles ici, dans un pavillon sans histoire linéaire ?
GEY : Il m’importe de toujours réfléchir, non seulement à ce que je veux exposer mais à la raison d’exposer, vu que le fait d’exposer (dans son sens large) peut être un désir de pouvoir collectif pour une vérité publique. En tant que tel, il doit s’inscrire à la fois dans le contexte et l’urgence des besoins qui sont identifiés.
Par exemple, pour notre « Berlin Iteration », j’ai travaillé en étroite collaboration avec l’artiste Outi Pieski et la chercheuse Eeva-Kristiina Harlin pour présenter le cas de rematriation des biens culturels sámi présents dans les collections allemandes. Nous avons sollicité le prêt de trois chapeaux traditionnels sámi qui appartiennent à la collection des Staatliche Museen zu Berlin. Outi et Eeva ont donné une puissante conférence à quatre voix. Il était important de faire entendre les résultats de leurs recherches à Berlin, car seuls quelques-uns de ces chapeaux se trouvent en territoire sámi, la majorité se trouvent dans les musées européens, comme ceux de Berlin. En raison du débat actuel sur le Humboldt Forum, et l’augmentation des demandes de rapatriement des biens enlevés de leurs sociétés d’origine par divers moyens, il était nécessaire de faire avancer ces questions tout en questionnant la notion de rapatriement, en proposant le rematriation comme forme différente de rapport aux bien culturels et d’activation de ceux-ci.
La 58e Biennale de Venise ouvre ses portes le 11 mai 2019.
Giovanna Esposito Yussif (née en 1981) est une curatrice et chercheuse spécialisée en histoire de l’art, muséologie et théorie critique. Ces dernières années, Esposito Yussif a concentré sa pratique sur des modèles collectifs d’investigation, des exercices de la criticité et des processus d’imaginations dissidentes. Par son travail, elle élabore une recherche sur des pratiques non dominantes. Avec David Muoz, elle a cofondé NÆS – Nomad Agency/Archive of Emergent Studies, un cabinet d’agentivité vivante/d’archives qui travaille à l’intersection des dynamiques émergentes de l’organisation sociale, promeut l’étude à contre-courant et l’espace politique de recherche comme droit de savoir et d’imaginer ensemble. Esposito Yussif a collaboré avec diverses institutions internationales, dont Savvy Contemporary, Goethe-Institut Finnland, Manifesta Foundation, Checkpoint Helsinki, Frame Contemporary Art Finland, Helsinki International Artist Programme – HIAP, Laboratorio Arte Alameda, Sala de Arte Público Siqueiros et Galería OMR.
Interview par Theresa Sigmund.
Traduit d’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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