An Essay by Sean O’Toole

Circonstances exceptionnelles

Despite prophecies about the demise of the national exhibition, it continues to prosper. Why?

Circonstances exceptionnelles

Catalogue from the show 'Indian Highway', Serpentine Gallery. © A Practice for Everyday Life

By Sean O’Toole

Dans l’introduction d’un catalogue accompagnant son exposition «  New Japanese Photography  » au Musée d’art moderne en 1974, John Szarkowski, le directeur pionnier de la photographie du MoMA, affirmait  : «  L’homogénéisation progressive du monde au cours du vingtième siècle a fait de l’exposition nationale un outil d’une utilité grandement diminuée.  » J’ai lu ses pensées en 2004, alors que je couvrais l’ouverture de l’exposition collective «  Personal Affects  » à New York, une présentation d’artistes émergents et négligés d’Afrique du Sud, dont Robin Rhode, Wim Botha et Sandile Zulu. Ce fut cette même année que je me rendis à Tokyo pour voir «  Post  », une exposition collective de photographie sud-africaine à l’université des beaux-arts Tama, et à peu près le moment où «  Africa Remix  » –  un panorama pop de la création d’un vaste groupement postnational d’artistes africains et issus de la diaspora  – se mit en route pour son périple mondial, qui passa aussi par Tokyo en mai  2006.

Il est vrai que Szarkowski a relativisé sa déclaration, admettant que la «  disparition de discrètes traditions locales  » et l’adoption de techniques «  universelles  » –  parmi lesquelles la photographie occupe une place essentielle  – n’avaient pas entièrement aboli les frontières ou le particularisme des cultures nationales. Il était toujours possible, suggéra-t-il, que des «  circonstances exceptionnelles produisent des perspectives particulières  »  – comme «  une photographie typiquement japonaise  ». Ce n’est pas une coïncidence si, en 1974, la puissante économie japonaise, qui s’était hissée au second rang mondial après les États-Unis en 1967, suscita un très large intérêt. Ce rude contexte économique cadrait facilement avec l’impénétrabilité perçue (et souvent surestimée) de la culture japonaise –  sorte de contexte doux  – pour produire une circonstance exceptionnelle validant une exposition nationale.

À quel stade une situation d’exception devient-elle toutefois la norme  ? Malgré l’homogénéisation progressive du monde, comme Szarkowski l’observait tout à fait justement, l’exposition nationale –  et dans le cas de l’Afrique, continentale  – persiste. Au service de diverses fonctions, allant de la stricte anthropologie visuelle et de l’historiographie sociale à la diplomatie émotionnelle et à l’échantillonnage insipide, l’exposition nationale se prête à «  autant d’utilisations que la religion  ». Telle était la conclusion de Lewis Lapham après avoir observé à distance l’ostentation et la parade ayant accompagné «  Sensation: Young British Artists from the Saatchi Collection  », une exposition au codage national des perspectives spécifiquement britanniques présentée au sein du Brooklyn Museum of Art. L’exposition de 1999 s’inscrivait dans une matrice d’expositions nationales illustrant le va-et-vient partisan qui s’opère entre le nouvel et l’ancien empire anglophone.

En 2001, deux semaines avant le 11 Septembre –  un moment mémorable où l’exubérance postnationale de la globalisation fut confrontée à une série de tactiques de guérillas postnationales marquant le début de l’âge du déterminisme de la sécurité intérieure  –, la Barbican Art Gallery de Londres présentait «  The Americans  ». Organisé par Mark Sladen et posé comme une réponse synthétique à «  une période d’activité explosive dans le monde de l’art américain  », ce panorama présentait trente artistes, dont Jeff Burton et Kara Walker. En l’occurrence, l’insurrection discrète de l’art qui, dans le cas de Burton, impliquait des non-moments photographiés autour des plateaux de films pornos, était surpassée par quelque chose de plus dirigé et déterminé, une pratique tout aussi talentueuse dans l’art de la métaphore.

Durant la période ayant suivi le 11 Septembre, lors de laquelle la Chine a surpassé le Japon et est devenue la seconde puissance économique mondiale, l’exposition collective a prospéré; son utilité est restée intacte. La Chine a bénéficié d’une attention soutenue ces dernières années, notamment avec des expositions au Centre Pompidou en  2003 et à la fondation Louise Blouin Foundation en  2010, bien qu’elle ne soit pas la seule bénéficiaire du «  syndrome du grand succès  » qui touche souvent les expositions nationales. En 2009, surfant sur la vague d’intérêt pour les artistes contemporains indiens, la Serpentine Gallery a présenté «  Indian Highway  », une exposition collective itinérante qui comprenait une installation vidéo multicanal de l’aimable réalisateur Amar Kanwar. Cette exposition se positionnait explicitement dans le sillage des «  développements économiques, sociaux et culturels remarquables et rapides ayant eu lieu en Inde ces dernières années  ».

J’ai interrogé Kanwar sur ce rude contexte lorsque je l’ai interviewé dans son atelier de Delhi en 2009. Sa réaction immédiate ne concerna pas l’exposition à la Serpentine mais son exclusion du catalogue de 672  pages de Fabrice Bousteau, Made by Indians (2007). «  J’imagine que personne n’ignore que l’Inde fait l’actualité depuis que son économie est florissante  », a remarqué Kanwar. «  Ces événements ne sont pas sans liens. Ces intérêts sont concurrents. Dans ce contexte, il est ridicule de se sentir flatté, et il est tout aussi absurde de penser que l’on assiste à un essor de l’art indien. Il est également absurde de croire que du grand art est produit actuellement, tout comme il est stupide de se réjouir de cet état de fait.  » Il marqua une pause pour allumer une cigarette. «  La grande croissance indienne –  et la grande croissance chinoise  – se sont accompagnées de graves destructions dans ces pays au même moment  : destruction de ressources naturelles, de traditions culturelles, de musique, d’aliments, d’habitats, d’espèces, de toute une série de choses qui ont dû être détruites pour que cet essor puisse avoir lieu.  »

Dans le pays d’où je viens, l’Afrique du Sud, les expositions nationales sont des composantes enracinées dans le paysage artistique. Le dialogue qu’elles cautionnent me rappelle celui de la scène de Toy Story où, le regard dirigé vers le ciel, un alien à trois yeux dit à Woody  : «  Le grappin est notre maître  », ce à quoi une autre créature verte à trois yeux répond  : «  Il choisit ceux qui s’en vont et ceux qui restent.  » Le fait qu’une exposition nationale à l’étranger puisse être décisive dans la carrière d’un artiste est de notoriété publique. En 1999, Zwelethu Mthethwa et Claudette Schreuders furent repérés par la galerie Jack Shainman à l’exposition «  Liberated Voices: Contemporary Art from South Africa  », organisée par le Museum for African Art. «  Le travail provenant d’Afrique du Sud est fantastique  », déclarait Claude Simard, directeur chez Jack Shainman, en  2007. «  Le travail en général, comme l’art indien, est très international, pas provincial, et je pense qu’il est pertinent pour notre société [américaine].  »

Il y a eu de nombreuses expositions depuis «  Liberated Voices  », mais je souhaite revisiter «  Personal Affects  ». Généreusement soutenue par les capitaux et les connexions du milliardaire et philanthrope sud-africain Dick Enthoven, l’exposition faisait partie d’un ambitieux programme d’arts visuels et d’arts du spectacle d’une durée de six mois à New York. «  Je pense que l’art est la carte de visite la plus précieuse de l’Afrique du Sud  », déclarait Enthoven dans une interview. «  L’art est le moyen de communication le plus efficace, car il dépasse toutes les barrières. À partir du moment où je viens ici [New York] en tant qu’homme politique ou homme d’affaires, je me retrouve sur une tribune de fortune, et les gens savent exactement d’où je viens, mon programme, et ils ne font pas cas de 90  % de ce que je dis. L’art exige de l’engagement.  »

 

Un motif économique déguisé du même ordre a subtilement sous-tendu une exposition en  2010 à Berlin. Programmée pour coïncider avec la Coupe du monde de la FIFA qui se déroulait en Afrique du Sud –  le premier État africain à obtenir cet honneur  –, «  Ampersand  » présentait la collection d’art minimaliste et conceptuel du constructeur automobile allemand Daimler AG, dans un dialogue avec l’œuvre performative, conceptuelle et abstraite d’une génération d’Africains du Sud plus jeunes. Organisée à Daimler Contemporary, un musée sponsorisé par l’entreprise dans la maison Huth berlinoise, elle présentait, entre autres, les artistes suivants  : Nicholas Hlobo, Michael MacGarry, Athi-Patra Ruga et Lerato Shadi.

L’exposition, pour laquelle j’avais rédigé un pseudo-essai, proposait de repenser l’art sud-africain comme davantage que la simple somme de ses entités. Le contexte de l’exposition était toutefois porté par des circonstances exceptionnelles qui insufflaient élan et complexité à son existence même. L’Afrique du Sud est un site de production important pour Daimler qui a produit des voitures à conduite à droite pour son marché mondial depuis  2000 –  la production de véhicules à conduite à gauche pour le marché américain ayant démarré en  2007. Établie à la fin des années 1960, l’usine de Daimler d’Afrique du Sud, à East London, a été la scène de conflits récurrents avec les salariés, tout particulièrement dans les années 1980. En 1990, les ouvriers avaient produit le fameux modèle rouge blindé 500 SE «  exclusivement fabriqué par des mains d’ouvriers  » qui fut offert à Nelson Mandela. Bien qu’aucun des artistes de l’exposition n’ait traité de ces circonstances, elles n’étaient pas sans relation avec le propos de l’exposition.

Le propos de toute exposition nationale n’est toutefois jamais unique et englobe une quantité d’alibis contraires et complémentaires, tous aussi légitimes les uns que les autres. Tandis que l’exposition nationale est particulière, superficielle, censoriale et opportune, elle est aussi inévitable, utile et nécessaire. Oui, nécessaire. Répondant à un ensemble primitif d’impulsions liées à la curiosité et à la soif de voyages, l’exposition nationale tend à déprécier les objets, les ravalant à leur fonction de simples intermédiaires, et ce juste aussi souvent qu’elle peut se permettre des rencontres intimes bien au-delà de la capacité désincarnée du monde virtuel. Tout bien considéré, ce fait à lui seul est une incitation à défendre, provisoirement, l’exposition nationale –  cette monstration inélégante et maladroite de distance et d’altérité.

 

Sean O’Toole est écrivain et coéditeur de CityScapes, journal critique de réflexion urbaine. Il habite au Cap, en Afrique du Sud. 

Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel

 

 

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