Philippe Pirotte se penche sur la subtile pratique entre peinture et performance de l’artiste sénégalais.
On peut s’étonner que El Hadji Sy fasse de la peinture son moyen d’expression préféré pour développer sa recherche artistique, négocier ses identités multiples ou mener ses combats idéologiques. La peinture était sans tradition dans le pays natal de Sy, le Sénégal, où la musique, le mouvement, l’action, l’habillement et la parole étaient et demeurent les instruments les plus populaires de l’expression culturelle. La peinture en tant que forme d’art et de débat a été introduite par le premier président du pays, Léopold Sédar Senghor. En promouvant la création d’une École de Dakar, un peu inspirée par l’École de Paris – une « école » alliant peinture, sculpture et arts appliqués au mouvement littéraire et à l’idéologie de la négritude – il s’agissait d’essayer de faire entendre une voix distinctivement « africaine » dans l’art, affranchie des traditions des nations coloniales –en empruntant le cas échéant certains de leurs éléments. Le nouveau président voulait être l’initiateur d’une nouvelle esthétique de l’africanité et il encourageait les artistes à concevoir un vocabulaire visuel distinctif au travers duquel il serait possible de partager et de célébrer une acception nouvelle de l’ « Africanité ». 1 El Hadji Sys, bien qu’élevé au cœur des contradictions de la tradition inventée par Senghor, ne se sentait pas tout à fait en adéquation avec les dogmes d’une École de Dakar imprégnée par la négritude. Ce n’est pas un hasard si les toutes premières expériences de Sy avec la peinture consistèrent à jeter la toile sur le sol et à la fouler des pieds. Le fait de laisser la trace de ses pieds nus, ces « peintures avec les pieds », battements rythmiques, traînées ou soigneuses ordonnances, peut être interprété comme un geste de provocation envers une tradition spécifique de la peinture occidentale, celle sur chevalet, produit de la relation œil – main.
En peignant avec ses pieds, El Hadji Sy se rebellait contre l’histoire de l’art enseignée, comme il l’eut fait contre un père autoritaire. Piétiner la toile, infliger des coups, pied nus, à une composition colorée souvent abstraite était un geste anarchique. Nonobstant la puissance de l’action, certaines de ces peintures abordent des caractéristiques esthétiques portant le souvenir de l’École de Dakar. D’autres œuvres précoces de Sy toutefois rappellent également le mouvement AfriCobra, un style de peinture intentionnellement transafricain développé aux États-Unis par Jeff Donaldson notamment. Certains travaux peints par El Hadji Sy au début des années 1980 possèdent un éclat similaire, dû à l’utilisation de couleurs violentes et de motifs détonants qui produisent une œuvre spectaculaire et visuellement stimulante. Les contrastes réalisés avec une palette de couleurs audacieuse vont de pair avec une dimension rythmique du style et c’est le concept de picture-plane compartmentalization, «cloisonnement du plan pictural », de Donaldson qui vient alors à l’esprit. 2 Les couleurs semblent danser, et véhiculent la notion de mouvement rythmique qui caractérisait le travail transafricain. Néanmoins, les premières peintures de El Hadji Sy ont un caractère plus âpre que celui, souvent raffiné et décoratif, des travaux de l’École de Dakar et du mouvement AfriCobra réunis. Elles sont le témoignage d’un combat contre soi-même, contre sa propre éducation et contre l’idée d’une peinture décorative au sein de sa propre tradition. El Hadji Sy tente d’exorciser des aspects de l’esthétique de l’École de Dakar et les échos de formes géométriques qui reflètent la manière « transafricaine » utilisée pour décrire des rythmes et des mouvements, en ayant recours à une interprétation violente et particulièrement personnalisée de l’abstraction gestuelle. Parallèlement se manifeste une certaine désinvolture apparemment cultivée : sa résistance à la peinture en tant que « récit grandiose » s’accompagne de la désacralisation de cette technique. En opposition aux intentions de Senghor consistant à promouvoir une peinture postcoloniale, El Hadji Sy souligne la nature éphémère de son travail. Après avoir, plusieurs années durant, travaillé à l’huile sur la toile et le papier, il décide un jour de peindre sur des sacs de riz, désaveu manifeste d’un autre spécialité de l’École de Dakar, celle des cartons de tapisseries.3 Bien que travaillant parfois à une échelle monumentale, El Hadji Sy n’élaborera jamais de compositions pour des tapisseries, se refusant à créer un motif décoratif destiné à être agrandi, et tenant fermement à l’œuvre unique, à un effort apporté par le travail de son propre corps.
Danser
Sous certains aspects, les peintures de El Hadji Sy peuvent être associées à l’abstraction gestuelle ; elles ne prennent toutefois jamais la forme d’un expressionisme abstrait. Même dans celles qui semblent abstraites a priori, le spectateur y trouve la plupart du temps la trace indicielle du corps de l’artiste et, tout aussi souvent, y détecte un fragment de réalité. Cet élément, qui dans la plupart de ses travaux jaillit d’une forme végétale, se transforme en une partie du corps humain, ou en une sorte de portrait. Le gestuel est un aspect important du travail de El Hadji Sy, mais ses préoccupations picturales sont nourries d’une approche de l’expression plus « performative ». Pour reprendre ses propres mots, en peignant il « entre dans un fait pictural », moins en tant qu’auteur qu’en qualité d’intervenant corporel. On pourrait dire qu’il improvise une sorte de chorégraphie picturale tendue vers un thème. Il commence toujours par un geste plus large que celui fait d’une manière délibérément accomplie du poing et des doigts, et qui se poursuit par des mouvements dramatiques des bras et du reste du corps. Malgré sa légèreté et sa délicatesse, le geste est plein d’assurance, il a une dimension intentionnelle, comme si le mouvement portait l’intelligence et le savoir existants. Il finit par devenir une forme organique, qui, en retour, fait elle-même allusion au corps humain. Ces arabesques, souvenirs de formes botaniques et présentes depuis tant d’années dans ses tableaux, sont utilisées par l’artiste bien plus délibérément qu’en peignant des visages humains. La répétition de ce geste quasi circulaire est pour El Hadji Sy un acte insistant, et non pas simplement répétitif. C’est une manière de trouver une « grammaire picturale » en essayant de reconnaître le savoir dissimulé dans son langage corporel. Les sinuosités, les boucles sont formées en de larges mouvements élégants, un effort sans effort qui implique un acte d’équilibre du corps dans son intégralité, une mobilisation d’un laisser-aller étudié. Répétons- le, on pourrait parler plus de chorégraphie que d’expression. El Hadji Sy élargit la peinture au monde matériel tant du peintre que du spectateur, et ce faisant, il déplace la relation de base entre la peinture et la vision vers la peinture et le corps diligent. Il est possible de suivre par la pensée tous les mouvements – la chorégraphie- en regardant un tableau peint par Sy. Et bien que les images soient des traces d’une performance, pour le regardeur elles sont encore parfaitement perceptibles, dans ce que Norman Bryson a appelé l’espace du spectacle, l’espace du Regard.4 En même temps, les mouvements existent aussi dans un autre espace en convergence avec le corps du peintre, l’espace de celui-ci. Selon Bryson, c’est précisément cet espace chorégraphique, l’espace de l’atelier, que nie la peinture occidentale en faisant du corps « uniquement un contenu, jamais une source ».5 En occident, le corps nous ait donné à consommer par le Regard comme une image: « le Regard prend le corps et le restitue sous une forme modifiée, en un produit, et jamais en tant que produit d’un travail. »6 Cet espace chorégraphique ouvre également de nouvelles perspectives au participant-observateur, le regardeur, incité à abandonner sa place de spectateur pour devenir le partenaire du peintre. Le peintre semble lui proposer son œuvre comme terrain de jeux. Mais pour être autorises à participer, les spectateurs doivent en retour devenir eux-mêmes joueurs ou danseurs. Ils doivent, de manière métaphorique, apprendre à danser avec la peinture…
Cet article est extrait d’une monographie complète publiée aux éditions diaphanes en anglais et en allemand. Elle inclut des manifestes et articles de presse de l’époque, ainsi que des essais commandés récemment et des interviews réalisés par Hans Belting, Clémentine Deliss, Mamadou Diouf, Julia Grosse, Yvette Mutumba, Philippe Pirotte et Manon Schwich.
El Hadji Sy : Painting, Performance, Politics, 5 mars – 30 octobre 2015, Weltkulturen Museum, Francfort sur le Main, Allemagne. L’exposition sera montrée ensuite à la Galerie nationale de Prague/Narodni galerie v Praze , au Centre d’art contemporain de Varsovie Château Ujazdowski /Centrum Sztuki Wspolszesnej Warszawa Zamek Ujazdowski en 2016.
1.
Cette esthétique devait être centrée sur les motifs panafricains reconnaissables dans une stratégie de décolonisation, mais paradoxalement, les protagonistes principaux, Iba N’Diaye et Papa Ibra Tall, tous deux élevés en France, personnifièrent les idéaux opposés. Le premier attira l’attention sur le danger d’une « Africanité » dérivant à nouveau vers une auto-parodie simpliste du bon sauvage, tandis que le second pensait que les artistes africains devaient désapprendre les habitudes occidentales et se nourrir de la créativité africaine instinctuelle, à l’exemple de la recherche de cette africanité « instinctive ».
2
Jeff R. Donaldson, « AfriCobra and TransAtlantic Connections », dans Seven Stories about Modern Art in Africa, éd. Clémentine Deliss (Paris: Flammarion, 1995). 249-5
3
Anne Jean-Bart, “The Workshop of Senegalese Decorative Art”, dans Anthology of Contemporary Fine Arts in Senegal, éd. Friedrich Axt et El Hadji Sy (Francfort sur le Main: völkerkundemuseum, 19899, 71-72.
4
Norman Bryson, Vision and Painting: The Logic of the Gaze (New Haven: Yale University Press, 1983), 163-71.
5.
Ibid. , 164.
6
Ibid.
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