Dak’Art 2014

DAK’ART OFF : CONQUÉRIR SES PROPRES ESPACES D’ENGAGEMENT

Basia Lewandowska Cummings se penche sur la multitude d'espaces dans le programme OFF de la biennale.

DAK’ART OFF : CONQUÉRIR SES PROPRES ESPACES D’ENGAGEMENT

Street Publication by Afrikadaa during Dakar OFF, 2014. Photo: Basia Lewandowska Cummings

Dans son essai publié récemment dans le Manifesta Journal intitulé The Artist as model Subject, and the Biennial Model as Apparatus of Subjectivity, Simon Sheikh écrit à propos de la biennale que cette dernière sous-entend une « ré-inscription radicale du sujet artiste comme modèle de citoyenneté mondiale et d’ascension sociale ». Le terme « biennalisé » (de l’anglais « biennalized ») utilisé par l’auteur suggère comment les artistes se retrouvent associés aux flux mondiaux de capitaux ; comment ils se voient diffusés, présentés et représentés dans un réseau complexe qui métamorphose sans peine leur subjectivité en matière première, et comment, au niveau local, prime « l’international » – cette catégorie si prisée. Lors de ma visite au Dak’Art, les idées soulevées par Simon Sheikh eu égard à la stylisation, la capitalisation et à l’internationalisme n’ont cessé de m’habiter, notamment lorsque j’ai essayé de comprendre le lien qui unissaient la biennale officielle et sa thématique – Produire le commun – avec une masse d’expositions disparates dont le OFF était le couronnement.

Peut-être que, inévitablement – et sous l’influence de l’essai rédigé par Michael Hardt sur la production et la distribution du commun –, la biennale s’intéressait à une dimension plus large : celle de la politique et de l’esthétique, et de ce que l’on peut entrevoir comme les « mérites et démérites » de la civilisation universelle afférents à la production et la mondialisation contemporaine de la culture. Dans son souci de voir le partage transcender la région et la spécificité, la biennale a tiré sèchement sur les cordes qui la lient à son propre fief au nord de Dakar, sur la route de Rufisque, une longue route animée et poussiéreuse qui mène à la sortie de la ville.

Pourtant, c’est précisément à ce niveau que le OFF, parent de la biennale aux contours plus chaotiques, plus bruyants et plus scandaleux, a réussi à combler les brèches laissées peut-être volontairement ouvertes par la biennale. Avec plus de 200 expositions réparties dans la ville et des activités satellites organisées à Saint Louis dans le nord du pays, au Lac Rose, dans la ville de Thiès et à Ziguinchor dans la région de la Casamance au Sénégal, le OFF est un évènement qui dépasse toute espérance en termes d’échelle. Les expositions étaient répertoriées dans un dossier de 7 pamphlets qui détaillaient 230 lieux d’exposition et d’évènements différents. Les expositions se tenaient dans des lieux les plus incroyablement prosaïques, tels que l’hôpital général, des restaurants, des hôtels, des librairies, des bars, des écoles, des centres culturels. Sans oublier, la Piscine Olympique (siège de Àsìkò, cette école des arts singulière et itinérante du CCA de Lagos), les parcs zoologiques et une ancienne fabrique de biscuits. N’importe où et partout à la fois. Pourtant, rechercher le OFF s’est parfois avéré être une course sans fin, conçue pour tromper les étrangers inconscients dans leur folle quête de l’art et les précipiter dans le piège exaspérant de la chaleur de midi et de la circulation des quartiers déshérités de Dakar.

Le manque d’espaces de création artistique de Dakar a obligé le OFF – si ce n’est pour tenir sa promesse de « protéger l’esprit de liberté », tel que l’a expliqué son fondateur Mauro Petroni à ce magazine –, à s’éparpiller dans toute la ville et à conquérir, là où il le pouvait, ses propres espaces d’engagement. En tant que tel, le OFF semble guidé par un esprit d’improvisation, et de spontanéité. Il aborde l’art de manière décontractée, franche et mâtinée d’amateurisme, et admet également la possibilité que l’art peut être mauvais. « Malgré tout », explique Mauro Petroni, « le OFF a toujours plutôt réussi à donner aux jeunes l’envie de vivre, de travailler et de rêver, et il y a toujours eu un petit nombre de bonnes manifestations pour rendre à l’évènement sa signification tout entière. » Sans vouloir amorcer un débat sur le terme problématique de « l’art étranger » (« outsider art ») employé par Roger Cardinal, et par crainte de répéter les discussions nombreuses initiées par Le Palais encyclopédique à l’occasion de la dernière biennale de Venise, je tiens néanmoins à dire que le lien entretenu par le OFF à l’égard du IN a redonné des forces à des tensions du même ordre. Qui est dedans et qui est dehors ? Dans quelles mesures le festival off trouble-t-il le canon, et où peut-on dessiner la ligne séparant le professionnel de l’amateur, en particulier dans un pays qui ne pourvoit presque pas aux besoins de l’apprentissage artistique et n’offre qu’un faible soutien en termes de pratique.

Par une chaude après-midi, alors que je titubais autour des bâtiments situés à l’arrière du centre hospitalier de Fann, à la recherche d’une projection d’animations réalisées par un petit groupe de patients d’un établissement psychiatrique, les points de connexion et de convergence que l’art est capable d’offrir – par des chemins souvent étranges et parfois maladroits vers la communalité – semblaient particulièrement convaincants. Dans un décor carrelé de blanc adjacent à un des murs d’enceinte, un projecteur, des amuse-gueule et quelques chaises en plastique formaient l’auditorium qui allait servir à présenter des œuvres conçues en collaboration entre la clinique psychiatrique de Moussa Diop et un projet culturel belge. Les films étaient élégants. Des lignes délicates, dessinées à la main et rassemblées sous la forme de figures tremblantes ; des voix-off racontant des textes sombres et poétiques ; de la peinture noire renversée et se déversant sur des plaques de verre, et des symboles et des couleurs qui, sous l’impulsion de quelques doigts, se métamorphosèrent en d’étranges nuages menaçants. Les mots « Lou beauth khayma » se répétaient, comme un mantra, encore et encore, et bien que je n’aie pas la moindre idée de ce qu’ils signifiaient, ils restèrent ancrés en moi.

Depuis l’hôpital je pris un taxi pour traverser la ville jusqu’au Plateau, à la recherche du légendaire studio à ciel ouvert de l’artiste sénégalais Issa Samb sur la rue de Jules Ferry, que celui-ci conserve et abreuve depuis plus de 40 ans d’objets, d’œuvres d’art et, il est vrai, de babioles en tous genres. L’espace ressemblait à un carnet à dessins ouvert, et rappelait quelque peu la crypte chimérique de Sir John Soames dédiée à la mémoire et à la recherche architecturale à Londres. Un carton de jus d’orange abandonné depuis bien longtemps faisait face à des toiles inachevées, adossées contre des murs tombant en ruines. Un amas d’objets réunis dans une espèce de toile d’araignée, et suspendus à des fils et des cordes, formait la pièce centrale de cet espace, décorée de poupées, de bouts de métal et de chaînes, de fragments de films exposés et de bandes de tissus effilochés. Un lieu saint de fortune d’un homme inconnu fumant une cigarette trouvait un piédestal dans le « Siècle » de Bruce Bernard : « Cent ans de progrès, de régression, de souffrance et d’espérance humains », un titre tout à fait pertinent pour habiter ce lieu. À côté, pendaient des posters peints à la main représentant une performance publique de Plekhanov dans les années 70, réalisée par les membres du collectif d’artistes Laboratoire Agit-Art, dont Samb était un membre fondateur. Ce collectif qui visait à remuer les cadres institutionnels existants et de « promouvoir sérieusement le développement des initiatives culturelles et artistiques, dans l’idée de gommer les frontières disciplinaires et de proposer l’expérience d’un ‘art total’ […] influencé par des cultures et des langues vernaculaires », donnait la forte impression d’être ressuscité par la philosophie du OFF. En fait, l’atelier d’Isaa Samb aurait pu être un microcosme du OFF en lui-même – désordonné, visiblement primesautier, mais pertinent, parfois superbe, et aussi provocateur.

Le studio à ciel ouvert de l’artiste sénégalais Issa Samb sur la rue de Jules Ferry.

D’autres recherches à travers la ville ont mis au jour des trouvailles inattendues et enrichissantes, depuis le dense arrondissement du Plateau jusqu’à la corniche vaste et venteuse. Dans un restaurant luxueux, à l’heure du déjeuner, je tombais sur des convives en train de siroter un vin blanc glacé alors que je cherchais les sculptures de Mamady Seydi. Des personnages minotauresques, fabriqués à partir de bandages moulés, se tenaient là, jaillissant des angles de la pièce, dans des poses à la fois sexuelles et drôles. Tout près, les gigantesques tableaux de Barkinado Bocoum mélangeaient un style géométrique pixélisé aux couleurs vives, ponctué d’intrusions figuratives, une approche de la peinture proche du couper-coller dont un certain nombre d’artistes se sont fait l’écho dans le OFF – peut-être en référence à la croissance d’Internet et des technologies numériques au Sénégal et sur le continent. En revanche, les peintures de Cheikhou Ba exposées à la Villa Racine dans la rue adjacente, me ramenèrent à un style familier, fortement inspiré par Basquiat (comme beaucoup d’autres) tout en étant plus abstrait, un style reconnaissable et visiblement plébiscité par les collectionneurs, à en juger le nombre de points rouges sous les œuvres. Dans le centre, le restaurant Big Five exposait au-dessus des tables dressées pour le service du soir des photographies de la colossale décharge de Mbeubeuss, se trouvant en dehors de Dakar. Les photos laissaient entrevoir la masse fumante, grouillante de déchets au-dessus de laquelle de nombreux enfants et femmes travaillent. Le malaise ressenti face à ces images illustrant les excès de la consommation n’échappa pas au propriétaire de ce lieu d’exposition ad hoc qui me gratifia d’un sourire fortement teinté d’ironie. Plus haut, près du port de la ville, au siège de Eiffage (une très importante entreprise de construction sénégalaise et le principal sponsor du OFF), les statues géantes d’Ousmane Sow siégeaient, squattaient et se reposaient avec indolence dans la cour centrale du bâtiment. L’éclat de leur peau rugueuse de glaise sombre contrastait avec la surface polie et carrelée des sols, tandis que des employés et des hommes en costume tentaient de se frayer un passage parmi elles. Le OFF se distinguait par son incongruité.

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Senegalese artist Issa Samb’s open studio on Rue de Jules Ferry.

Bien plus loin, d’autres temps forts nous attendaient. À La Biscuiterie, une ancienne usine de biscuits devenue le refuge de collectifs d’artistes, de clubs et d’un cinéma en 3D, un gigantesque hangar – dont les recoins sombres peinaient à dissimuler les traces d’une fête récente  – abritait trois expositions qui faisaient une entorse à l’offre omniprésente de peintures et de sculptures. Quelques documents, des travaux photographiques et un manifeste afro-futuriste présentés par More Human décoraient les murs. Une œuvre magnifique de Joel Andrianomearisoa délicatement épinglée sur le mur de brique, inspirée de textes imprimés sur un papier fin, opaque, distillait de l’anglais au français des phrases pop devenues poésie. Derrière la porte suivante, la table mise en scène par Maimouna Guerresi explorait superbement le microcosme relationnel entre l’individu et la société au travers de M.Eating, sa série de polyptyques photographiques. À ses côtés, une exposition des artistes des Ateliers Sahm de Brazzaville laissait découvrir un style visuellement ingénieux. Dans les photographies de Francis Koudia, des femmes et des enfants portaient des paniers sur leurs têtes, baignant leurs visages dans des motifs pommelés, tramés, les yeux tournés vers le ciel. Dem Dikk, Morceaux de verge (2014) de Doctroveé Dansimba utilisait des débris de verre provenant des bus de la ville pour former un territoire ressemblant vaguement à une carte, éparpillé sur le sol en ciment.

L’entreprise Raw Material Company accueillait pour sa part l’exposition Precarious Imaging: Visibility Surrounding African Queerness qui interrogeait les conséquences de la visibilité, dès lors que celle-ci incitait à la violence contre une minorité homosexuelle. La nuit précédant ma visite, les lampes et la façade extérieure du lieu avaient été vandalisées. Devant l’entrée principale, les piles de tessons de plastique et de plâtre qui avaient été tranquillement constituées accentuaient le caractère urgent des œuvres de Kader Attia, Zanele Muholi, Andrew Esiebo, Jim Chuchu et Amanda Kerdahi. Un peu plus loin dans la ville, Kër Thiossane – un centre multimédia créé en 2002 pour offrir aux artistes et musiciens locaux un accès aux outils numériques et multimédia – accueillait Afropixel 4, un festival numérique proposant des ateliers sur le sampling, le video mapping, les logiciels libres et servant de banc d’essai à une autre monnaie imaginée dans la communauté locale par Mansour Ciss.

Je pourrais en citer beaucoup, beaucoup d’autres. Mais le charme du OFF résidait en partie dans l’idée de ne pouvoir en saisir qu’un fragment ; dans le fait que, malgré de nombreux jours passés à la recherche des sigles bleu vif, la marque reconnaissable des expositions, vous ne puissiez qu’effleurer ses multiples possibilités. Les questions soulevées par le OFF – s’interrogeant sur la place que les artistes autodidactes, ou de formation non conventionnelle, doivent tenir sur un marché de l’art africain encore timide mais en devenir, et sur la valeur de leur statut parallèle, mais à part, du IN –, sont restées sans réponse. Peut-être qu’en se montrant fier de son inclusivité magnanime, tout en péchant par ses négligences, le OFF constitue l’anti-biennale. Peut-être est-il un manifeste probant au service de l’adhocratie. Une provocation frustrante, époustouflante, mais puissante : l’esprit d’improvisation du OFF est une contrepartie vitale du Dak’Art, et une contrepartie qui permet à l’art de s’engager hors des galeries pour investir les coins les plus poussiéreux de la ville.

Éditrice, écrivain et commissaire de films, Basia Lewandowska Cummings vit à Londres.

 

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