Après la guerre, de nombreux artistes de couleur se sont vus rejetés par le monde de l’art occidental malgré l’importance et l’originalité de leurs apports — mais ont néanmoins poursuivi leurs efforts. Depuis une dizaine d’années, les institutions occidentales s’ouvrent à ce que ces artistes nous ont laissé. Elles organisent enfin de premières rétrospectives. Et, bien sûr, les marchés suivent. Notre série retrace leurs parcours, éclaire leur évolution artistique et ce qui les fait avancer par rapport au monde autour d’eux. Cela fait des décennies que Betye Saar politise le corps féminin noir dans ses assemblages et collages. Elle a aussi, dans le cadre du mouvement Black Arts auquel elle a participé dans les années 1970, traité des perceptions réduites de la race et de la féminité. Deux expositions aux USA, l’une à New York, l’autre à Los Angeles, rendent aujourd’hui hommage à son œuvre exceptionnelle.
Peut-être que la magie dont Betye Saar imprègne ses œuvres d’art vient d’une certaine majesté qu’elle tient entre ses mains. Elle déniche des merveilles dans les marchés aux puces, les bazars et les héritages, choisissant avec soin les objets qui possèdent le « mystère » approprié ou les bonnes proportions pour les inclure à ses assemblages et collages.
Éminemment représentée à l’exposition Soul of a Nation: Art in the Age of Black Power 1963–1983 (2017–19) avec des œuvres telle que The Liberation of Aunt Jemima de 1972 (également vue dans WACK! Art and the FeministRevolution (2007–08) dont Cornelia Butler était la commissaire), Saar connaît ce qu’on pourrait appeler son heure de gloire. The Liberation of Aunt Jemima, en particulier, vient à point nommé avec tous les discours sur la violence des armes à feu aux USA ou la suffisance généralisée en matière de racisme, d’anti-immigration et du terrorisme américain. Aujourd’hui âgée de quatre-vingt-treize ans, Saar a vécu une longue partie de l’histoire de ces phénomènes, et plus encore. Son art a pris une courbe plus politique après l’assassinat de Martin Luther King en 1968 et ne l’a plus quittée depuis.
Le nom de l’exposition itinérante actuellement accueillie au Museum of Art du comté de Los Angeles, Betye Saar: Call and Response, fait référence à une forme d’interaction courante en Afrique occidentale entre deux groupes qui prient ou qui chantent, lorsque l’un des groupes réagit directement à la voix de l’autre. On la voit souvent dans les églises aux USA et les traditions populaires. Ici, l’œuvre de Saar fait écho à ses carnets de croquis qui esquissent une idée ou un problème et appellent une vision explicative — qu’elle réalise toujours. C’est la première fois que ses carnets sont exposés et il est très étonnant qu’on demande aussi rarement aux artistes de montrer ainsi leurs pensées. Les carnets de croquis contiennent souvent la première réflexion sur une idée, ils évoquent parfois des appels téléphoniques, des conversations, des scènes, ou encore ils contiennent des échantillons de tissus. Ils nous donnent un aperçu du processus, nous aident à former une vision plus claire de la manière dont les artistes créent.
L’installation de 1998 I’ll Bend But I Will Not Break est explosive. La planche à repasser portant gravée la représentation tristement célèbre de la manière cruelle et impitoyable dont les Africains emmenés de force aux Amériques étaient entassés (d’après le navire Brookes en 1788), la chaîne de fer et le tissu de coton blanc fièrement étendu sur une corde constituent une effroyable proclamation imagée d’une Amérique qui n’a jamais apporté de réponse à la violence de son passé. Dans le carnet de croquis de Saar associé à l’installation, on note une femme noire invisible qui aurait lavé le drap à la blancheur parfaite que son propriétaire aurait ensuite revêtu pour assister à sa réunion du Ku Klux Klan.
L’installation de la même année A Loss of Innocence nous fait endosser le rôle d’une jeune fille noire confrontée à des insultes racistes qu’on peut encore rencontrer aujourd’hui, peut-être sous d’autres formes — la condescendance, ou des présomptions de fortune, sinon de manque de fortune. Saar a eu la brillante idée d’utiliser une robe de dentelle originale, peut-être une robe de baptême, qu’elle a brodée à la main d’expressions telles que « nigger baby » (« bébé nègre »), « coon » (« nègre ») et « tar baby » (« bébé de goudron », personnage d’un conte très connu aux USA). De loin, la robe d’apparence distinguée est accrochée au plafond au-dessus d’une petite photo d’un enfant noir dans un cadre, elles jettent des ombres fantomatiques sur le mur derrière elles. Ce sont ces moment, dans toute l’exposition, qui donnent envie de mordre son poing en pleurant, et de remercier les artistes comme Betye Saar pour avoir le courage de créer ces œuvres et de donner une voix à des sentiments qui sinon restent en nous, inexprimés pendant des dizaines d’années.
On pourra bientôt assister à d’autres moments comme celui-là à New York, au Museum of Modern Art qui accueillera d’autres œuvres de Betye Saar fin octobre. The Legends of Black Girl’s Window, sous la direction de Christophe Cherix et Esther Adler, est une exposition solo qui explore les liens les plus profonds entre l’assemblage autobiographique emblématique de l’artiste, Black Girl’s Window (1969), et ses rares gravures des années 1960. Elle revisite, une cinquantaine d’années plus tard — à travers les premières gravures de Saar et une réponse à une vision de son jeune moi — une personnalité brouillonne, interrogatrice, rêveuse. Je me demande ce qu’elle peut bien évoquer aujourd’hui, avec les manœuvres politiciennes à l’œuvre à la Maison blanche et les comptes rendus si rarement impartiaux de la presse. Je me demande quelles songeries mystiques et aériennes la jeune Saar a bien pu assembler avec ses encres et ses minuscules croquis.
Betye Saar: Call and Response, Los Angeles County Museum of Art. Du 22 septembre 2019 au 5 avril 2020.
Betye Saar: The Legends of Black Girl’s Window, NY MoMA. Du 21 octobre 2019 au 4 janvier 2020.
Nan Collymore écrit, programme des événements artistiques et fabrique des ornements en laiton à Berkeley, en Californie. Née à Londres, elle vit aux États-Unis depuis 2006.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères.
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