El Hadji Sy and Friedrich Axt published an anthology on contemporary art practice in Senegal.
S’il y a bien quelque chose qui m’importe – outre la valeur esthétique, puisque je suis bien sûr un passionné d’art au sens le plus fort du terme- c’est bien de mettre en lumière tout l’éventail de l’activité artistique qui se déploie aujourd’hui au Sénégal. Cela reste tout simplement encore bien trop peu connu. L’engagement des individus est crucial, sans lui, il est pratiquement impossible d’obtenir succès et reconnaissance.
Friedrich Axt, 1984
Un soir d’été en 1984. Sous un baobab, à Dakar, l’artiste sénégalais El Hadji Sy est assis aux côtés de Friedrich Axt, un ami qui le parraine. Ils se connaissent depuis cinq ans, les deux hommes se sont rencontrés à Dakar en 1979 et comme le dit Axt « on était ensemble depuis ».1 Entièrement absorbés dans leur conversation, Friedrich Axt et El Hadji Sy débattent de leur grande passion commune – la production artistique contemporaine au Sénégal : depuis la démission quatre ans auparavant, de l’ancien président et grand protecteur des arts Léopold Sédar Senghor, la situation des artistes a considérablement changé. La politique culturelle n’est pas au premier rang des préoccupations de son successeur Abdou Diouf. Il n’est jusqu’au Village des Arts dont les artistes ont été privés après le départ de Senghor. Mais, constatent Axt et Sy, la possibilité d’une autonomie artistique se dessine, indépendante de Senghor et de l’École de Dakar.
« Nous devons écrire l’histoire correctement »
Sy et Axt s’accordent à penser que le processus de relève peut mener à des développements intéressants. À un art qui se définisse à partir des influences du colonialisme et de la tradition. Car, affirme Sy, l’artiste sénégalais, qu’il le veuille ou non, est né dans un système de valeurs et d’éducation particulier. Sans la reconnaissance et le soutien de l’État, la diffusion de l’art au Sénégal comme à l’étranger reste difficile, poursuit-il. Le foisonnant paysage des arts reste encore pour l’essentiel dans l’ombre. Il y a eu certes des présentations en dehors des frontières- telle cette exposition mise en place par le ministère sénégalais de la culture en 1974, qui a été montrée dans un premier temps au Grand Palais à Paris avant de partir en tournée dans différentes villes du monde entier.2 Mais cela n’a pas donné lieu à un véritable retour critique en direction des artistes. Il serait temps d’accorder une plus grande attention à la scène artistique sénégalaise. Sy et Axt ont déjà commencé à s’attaquer à cette situation. La production de leur films Reisewege zur Kunst, Senegal I et Reisewege zur Kunst, Senegal II destinés à la chaîne de télévision régionale allemande Hessischer Rundfunk et à Transtel3, vient d’être terminée. Les documentations permettent une première approche de la scène artistique sénégalaise par le biais de visites d’ateliers et d’interviews avec divers artistes tels que Philippe Sène, Théodore Diouf, Papisto Boy, Papa Ibra Tall ou El Hadji Sy lui-même.
Ces films maintenant terminés, les deux amis ont alors une grande et importante idée : ils décident de publier une anthologie de l’art contemporain au Sénégal. Car ils en sont convaincus : « l’art moderne sénégalais a besoin, après le premier quart de siècle de son histoire récente, d’un regard d’ensemble ayant le caractère sélectif d’un catalogue. »4 Une constatation s’impose rapidement : ce livre ne peut et ne doit pas être simplement d’ordre informatif, il devra plutôt offrir une plateforme aux voix authentiques du monde de l’art sénégalais. Sy et Axt produisent un ouvrage qui décrit la création artistique au Sénégal de l’intérieur, indépendamment des analyses et critiques occidentales. « Produire deux films était une bonne chose. Mais avec le livre, il s’agit d’écrire correctement l’histoire ! », 5 déclare Sy. Quarante artistes majeurs sont présentés en une biographie succincte accompagnée de reproductions de leurs œuvres. Divers auteurs analysent les orientations, phénomènes et développements les plus importants. Ce sont des personnalités marquantes de la scène artistique sénégalaise. Leurs textes portent sur la période allant du début de l’enseignement des arts plastiques et du développement culturel sous Senghor dans les années 1960 jusqu’aux années 1980. Les courants et institutions clés y sont décrits – de la création de l’École nationale des beaux-arts (1961), du Musée dynamique(1966), des Manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès (1966) et enfin de la Galerie nationale d’art(1983) jusqu’au développement des divers moyens d’expression, peinture, sculpture, gravure, céramique, batik et peinture sur verre inversé. Les auteurs parlent des domaines respectifs qu’ils représentent d’une manière ou d’une autre : Khalidou Sy est alors directeur de l’École des beaux-arts, le philosophe et ethnomusicologue Ousmane Sow Huchard (Soléa Mama) conservateur du Musée Dynamique, Anne Jean-Bart est journaliste et critique d’art, Djibril Tamsir Niane est un ancien commissaire du ministère de la Culture, chargé de l’art sénégalais à l’étranger, Ben Mouhamed Diop a été secrétaire général de l’A.N.A.P.S.) 6, Issa Samb est philosophe et membre du Laboratoire AGIT’ART. S’ajoutent à eux l’artiste textile Aissa Djionne, Sérigne N’Diaye, peintre sur verre inversé, Pierre Lods, universitaire enseignant les arts, ainsi que Friedrich Axt et El Haji eux-mêmes. Il est impossible dans ce contexte de faire l’impasse sur les efforts de Léopold Sédar Senghor en matière de promotion culturelle, un travail que Axt et Sy décident de saluer en proposant à Senghor de rédiger une brève introduction à l’anthologie, ce que ce dernier se déclare disposé à faire.
Le projet de Axt et Sy est présenté et recommandé à la commission culturelle germano-sénégalaise, avec le soutien de M. Makhily Gassam, ministre de la Culture de la République du Sénégal. Le service culturel du ministère des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne se déclare prêt à financer les recherches nécessaires à la constitution du manuscrit d’une telle anthologie.
Cela constitue un premier succès important pour le projet en 1984. Ce qu’on appelle le « Global Turn » n’est pas encore à l’ordre du jour et les grandes institutions culturelles d’Allemagne de l’Ouest ne manifestent aucun intérêt envers l’art contemporain non occidental. « Cet art nous semble être de troisième classe, car celui qui nous est présenté ici (…) – quelque louables que soient les efforts tentés et accomplis (…) a toujours un train de retard. Il est évident que toute comparaison avec la scène artistique internationale doive se faire en sa défaveur. Il ne résiste pas au regard critique et connaisseur de notre monde de l’art et il est – je veux le formuler avec sévérité – superflu »7, regrette par exemple en 1981 la directrice suppléante du Museum Ludwig de Cologne, Evelyn Weiss.
Après que le ministère des Affaires étrangères a donné son accord au financement d’une anthologie, Axt et Sy ont encore besoin d’un partenaire pour produire la publication. Axt sait que le Frankfurter Museum für Völkerkunde (l’actuel Weltkulturen Museum) a commencé à collectionner des œuvres d’art contemporain dès 1974 et s’adresse à son directeur, Josef Franz Thiel. Il lui expose le projet qu’il nourrit avec El Hadji Sy et Thiel est conquis. Il vient juste de décider de faire de l’art contemporain l’axe majeur des collections du musée. Et il va encore plus loin : ne serait-il pas judicieux que les deux instigateurs du projet constituent pour le musée une collection d’œuvres réalisées par des artistes sénégalais contemporains ? …
Cette interview est extraite d’une monographie détaillée publiée par diaphanes en anglais et en allemand. Elle inclut des manifestes et des coupures de journaux de la période, ainsi que des essais commandés récemment et des interviews par Hans Belting, Clémentine Deliss, Mamadou Diouf, Julia Grosse, Yvette Mutumba, Philippe Pirotte et Manon Schwich.
El Hadji Sy: Painting, Performance, Politics, du 5 mars au 18 octobre 2015, Weltkulturen Museum, Francfort-sur-le-Main. L’exposition sera visible à la Galerie nationale à Prague/Narodni galerie v Praze et au Centre d’art contemporain de Varsovie Ujazdowski Castle/Centrum Sztuki Wspo?czesnej Warszawa Zamek Ujazdowski en 2016.
1 En français dans le texte. Axt revient en 1979 dans son pays après avoir enseigné l’allemand pendant cinq ans au Sénégal. Il y avait travaillé sur un questionnaire destiné aux élèves et professeurs, et avait étudié l’histoire et l’état actuel des perspectives professionnelles de la population sénégalaise. Axt avait connu le président Léopold Sédar Senghor, dont les réflexions philosophiques jouèrent un rôle central dans ses études. Il finit par rédiger sa thèse intitulée Léopold Sédar Senghor und die Erziehungspolitik in der Republik Senegal ,(Léopold Sédar Senghor et la politique éducative en République du Sénégal), publiée en 1979 .
2 En Allemagne, on put la voir à Bonn et Sarrebruck en 1976.
3 Service de production de documentaires pour la Deutsche Welle, service international de diffusion. Les films Reisewege zur Kunst, Senegal I et Reisewege zur Kunst, Senegal II ont été réalisés en collaboration avec le rédacteur Gerd Albaum.
4 Friedrich Axt et El Hadji Sy, « Vorwort der Herausgeber »(Avant-propos des directeurs de publication), dans : Friedrich Axt et El Hadji Sy (éd.) : Bildende Kunst der Gegenwart in Senegal, Frankfurt am Main 1989, (Les arts plastiques du prèsent au Sénégal) 9-10, ici 9.
5 Entretien entre El Hadji Sy et l’auteur, Francfort sur le Main, 25 juillet 2014.
6 Association Nationale des artistes plasticiens du Sénégal.
7 Evelyn Weiss, 1981, cité dans Hans-Gert Braun, « Afrikanische Kunst – Zum Schwerpunkt dieses Heftes » (L’art africain. Thème principal du cahier), dans : Internationales Afrikaforum, cahier 3 :34 (1998), 199.
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