Entremêlant des récits hétéroclites autour de l’animation des salons de coiffure et de célébrités déchues, l’exposition personnelle d’Akosua Adoma Owusu dresse le portrait de la complexité de la vie des Noirs. Dans un style au rythme effréné qui réaffirme l’importance du corps noir et de son interaction dans l’espace, elle se fait le reflet d’histoires personnelles tout en les associant à des problématiques politiques plus larges. Cette approche est fortement empreinte de la « triple conscience » qu’a l’artiste d’être un individu pris entre trois cultures aux États-Unis.
Akosua Adoma Owusu est une cinéaste ghanéo-américaine au sens le plus large du terme. Elle raisonne et présente son travail dans le cadre du grand format qu’exige le cinéma. Son thème est un mélange hybride de narrations politiques et profondément intimes autour de la manière dont nous percevons l’identité noire et la façon dont elle est déformée, appropriée et niée. À la manière d’un collage, elle invente des histoires en mélangeant paysages urbains locaux, intérieurs de salon de coiffure et mouvement des corps évoluant entre ces espaces. La présentation de ses œuvres dans un environnement institutionnel comme le CCA Wattis Centre for Contemporary Arts de San Francisco contraste avec les moments d’intimité capturés, comme celui d’enfants s’endormant alors que leurs cheveux sont en train d’être tressés, ou d’une femme assise dans un fauteuil de salon de coiffure avec des bigoudis. Elle nous incite à nous rapprocher de l’écran et de la scène, nous donne envie de faire partie intégrante de l’histoire, touchés par le crépitement de l’audio dans Split Ends (2012) – qui a remporté le prix Tom Berman du réalisateur le plus prometteur au festival de cinéma Ann Arbor Film Festival – ou d’être dans la foule dans Pelourinho: They Don’t Really Care About Us (2019).
Owusu opère selon une pratique rigoureuse que l’on identifie clairement dans son approche de la trilogie : Me Broni Ba (2009), Split Ends (2012) et White Afro (2019). Dans Me Broni Ba, par exemple, les fluctuations de l’action nous permettent de saisir davantage de détails et de mieux percevoir la complexité de la critique autour de la beauté des femmes. On est tenté de faire une pause et de réfléchir aux questions qu’elle soulève. Le récit de l’élévation des standards de beauté européen au-dessus des standards africains et de la diaspora africaine est un leitmotiv qui revient dans les films réalisés par d’autres réalisateurs noirs (par ex. le court métrage de 2005 de Kiri Davis, A Girl like Me, et le documentaire de 2008 de Regina Kimbell, My Nappy Roots: A Journey Through Black Hair-itage). Au sein de la trilogie, Me Broni Ba parvient particulièrement à capturer ce que Maya Deren appelait les « accidents contrôlés » : la petite fille dont on tresse les cheveux et qui s’endort ; des bébés qui pleurent, des coqs qui chantent. La caméra d’Owusu est un intrus exigeant dans ces scènes domestiques prises sur le vif qui interpelleraient toute personne ayant des ancêtres noirs. L’approche plus expérimentale d’Owusu dans White Afro (2019), le dernier chapitre de la trilogie, constitue une fin pertinente de la série. D’un côté, ses scènes nous captivent à travers le style narratif PBS (Public Broadcasting Service) et, de l’autre, l’envoutante relecture de l’expérience directe de sa mère (dont c’est la véritable voix) qui apprend les techniques de coiffures à Alexandrie, en Virginie, dans le Sud. Malgré les grandes différences de styles de cette trilogie, il existe une interaction fascinante des identités noires qui relie en quelque sorte les films entre eux, leurs fils conducteurs respectifs maintenant intacte chaque histoire. Le mouvement agité des prises de vue de la caméra crée une distorsion de la perception qui nous incite à la fois à nous rapprocher et à nous tenir à l’écart. Intégrant des héros noirs américains déchus tels que Bill Cosby et Michael Jackson, l’exposition active un mécanisme intéressant qui nous incite à nous rapprocher de l’action se déroulant à l’écran tout en étant repoussé par le choix des célébrités. C’est un moment propice à la réflexion sur les histoires intimes, mais aussi sur des problématiques politiques plus larges. Les secousses de la caméra d’Owusu nous relient à elle en tant que réalisatrice. Laissant libre cours à sa triple conscience à travers son propre corps au travail (depuis l’autre côté de la caméra) qui amplifie les couches audio multiples, l’agitation de la caméra et la rapidité de l’animation, elle réaffirme l’importance du corps noir et de son interaction dans l’espace. Dans Pelourinho: They Don’t Really Care About Us, elle soulève la question de la double conscience à travers une lettre écrite par W.E.B Dubois à l’ambassade du Brésil dans laquelle il demande pourquoi les Noirs-Américains se sont vu refuser l’entrée au Brésil en tant que touristes. Cette réécriture opportune de la missive passionnée de Dubois nourrit la réflexion dans le climat actuel de violations des droits à l’immigration, des droits des femmes, et tout particulièrement des corps des personnes noires et métisses.
L’exposition « Welcome to the Jungle » était à voir au CCA Wattis Centre for Contemporary Arts, à San Francisco, États-Unis, jusqu’au 27 juillet 2019.
Akosua Adoma Owusu (née le 1er janvier 1984) est une cinéaste, productrice et réalisatrice ghanéo-américaine dont les films et les installations abordent les conflits d’identité des immigrés africains aux États-Unis, dotés d’une « triple conscience ». Owusu réinterprète la notion de « double conscience » développée par Du Bois en créant un troisième espace cinématique ou conscience qui représente diverses identités, dont celles des femmes, des queers et des immigrants américains dans leurs interactions avec les cultures africaines et les cultures américaines blanche et noire.
Nan Collymore est auteure et programmatrice de manifestations artistiques et créatrice de bijoux en cuivre à Berkeley, en Californie. Née à Londres, elle vit aux États-Unis depuis 2006.
Ce texte a été initialement publié dans la seconde édition spéciale de C& #Detroit et a été commandé dans le cadre du projet « Show me your Shelves », financé par et faisant partie de la campagne d’une année « Wunderbar Together » (« Deutschlandjahr USA »/The Year of German-American Friendship) du ministère fédéral des Affaires étrangères.
Traduit de l’anglais par Myriam Ochoa-Suel.
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