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« Apprendre à Flamboyer » : pratiquer la joie collective au Palais de Tokyo

Jusqu’au 11 mai, l’exposition Joie Collective – Apprendre à flamboyer se tient au Palais de Tokyo à Paris. Amandine Nana, la jeune curatrice qui a rejoint l’équipe de l’institution en 2023, dresse un portrait de festivités collectives comme instruments de justice sociale.

Soñ Gweha, Nyum Elucubris, 2018. Courtesy of the artist.

Soñ Gweha, Nyum Elucubris, 2018. Courtesy of the artist.

By Kpingni-Maureen

Curatrice, auteure, poète et chercheuse, Amandine Nana avait déjà laissé son empreinte au Palais de Tokyo en octobre 2024 avec Tituba, qui pour nous protéger ?, une exposition collective autour des thèmes de la mémoire, de la transmission et de l’ancestralité. Elle avait puisé son inspiration dans Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (1986), l’un des livres les plus connus de l’illustre auteure guadeloupéenne Maryse Condé, décédée quelques mois avant l’ouverture de l’exposition.

Vue de l’installation « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo, Paris. 2025. Photo : Aurélien Mole.

Avec Joie Collective, Nana confirme le désir de l’institution d’offrir de nouveaux récits publics et de donner un espace aux artistes de la région qui luttent pour être présenté·es par les grandes institutions parisiennes. Et cette mise en lumière correspond précisément à ce projet. L’exposition propose la joie comme instrument du lien, comme une émotion respectueuse des individualités tout en étant avant tout collective. Ce type de joie, selon la commissaire d’exposition, est une « aspiration à se réinventer nous-mêmes, à exister, à embrasser totalement l’individualité tout en se sentant appartenir à une aventure collective, transformative ».

Vue de l’installation « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo, Paris. 2025. Photo : Aurélien Mole.

La transformation et la flamboyance revêtent ici une importance particulière. En effet, « la flamboyance » est une pratique afroféministe française utilisée depuis plus d’une dizaine d’années par des collectifs – notamment le Mwasi-Collectif – pour lutter contre l’invisibilisation et la silenciation des femmes noires, des personnes non binaires et queer dans toutes les sphères de la société française. Lors des manifestations, ces activistes de terrain portent de hautes coiffes en tissu africain de façon à se reconnaître, se montrer fièrement leur héritage et affirmer leur refus de se conformer, de se fondre dans la masse ou de se cantonner dans les rôles que l’assimilation à la française leur assigne. Artistes, travailleuses sociales, éducatrices, étudiantes et femmes ordinaires ont bousculé des espaces anti-racistes et féministes ces dix dernières années en introduisant des concepts tels que misogynoir auprès du grand public français. Dans un pays qui considère la communauté des personnes de couleur comme une menace pour son existence, ces femmes ont ravivé la pensée et la pratique féministe noire – après une période d’inertie apparente depuis la fin des années 1970 – avec leur flamboyance, radicalité et foi dans la lutte collective.

Vue de l’installation « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo, Paris. 2025. Photo : Aurélien Mole.

Les galeries de Joie Collective nous donnent un aperçu de cette flamboyance. Selon moi, elle déploie particulièrement sa puissance dans Nyum Elucubris, une installation de l’artiste Soñ Gweha. La vidéo au cœur de son travail montre des militants et des militantes afroféministes au maquillage scintillant habillé es de combinaisons blanches. Le grand arc-en-ciel gonflable qui se déploie en arrière-plan, le vert d’un parc parisien, la journée ensoleillée et la musique funk s’unissent pour transmettre un sentiment d’insouciance et de légèreté. Elle nous offre la permission d’exister hors des images traumatiques associées aux corps des femmes noires, nous invite à jouer et à exprimer une joie purement enfantine. Le tout est souligné par les hula-hoops et les cordes à sauter qui font partie de l’installation de Soñ.

Soñ Gweha, Nyum Elucubris. Vue de l’installation « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo, Paris. 2025. Photo : Aurélien Mole.

Des artistes de la scène internationale sont aussi dûment représenté·es. La flamboyance brille dans les œuvres de Helina Meteferia, l’artiste éthiopienne-américaine dont les collages de femmes noires portant de hautes coiffures incarnent les portraits d’une résistance décomplexée à l’oppression systémique et un appel à garder la tête haute.

Helina Meteferia. Vue de l’installation « Joie Collective – Apprendre à flamboyer ! », Palais de Tokyo, Paris. 2025. Photo : Aurélien Mole.

Le fil conducteur qui traverse ce projet curatorial est la revendication collective d’un espace lors de manifestations festives. Les fameuses photos de Lorraine O’Grady de l’African American Day Parade de Harlem en1983 a tout naturellement trouvé son chemin dans la sélection et il n’est pas surprenant que l’une d’elle ait été choisie pour l’affiche de l’exposition, la parade illustrant ce que décrit Dancing in the Streets: A History of Collective Joy (2006) de l’écrivaine états-unienne Barbara Ehrenreich dans son livre choisi par la commissaire comme point de départ de l’exposition.

Lorraine O’Grady, Art is… (Front Troup), Lorraine O’Grady’s Troupe With Mile Bourgeoise Noire), taken at the African American Day Parade in Harlem in 1983.

Le généreux espace du Palais de Tokyo est le cadre idéal pour cette exposition. Elle souligne la nécessité que les personnes marginalisées fassent valoir leur droit aux espaces publics. Sa mise en scène en ce lieu est un symbole puissant, lorsque l’on sait que la majorité des institutions artistiques parisiennes sont encore plus ou moins hostiles aux personnes de couleur, notamment aux enfants et adolescents qui sont familiers des incidents racistes lors de visites scolaires dans ces institutions. L’exposition fait une place au public en lui permettant de broder, coller, dessiner, construire et danser à côté des œuvres d’art. Cet aspect participatif est renforcé par une programmation qui inclut des soirées de performances dans la salle des fêtes, un espace festif créé au milieu de l’exposition pour accueillir poètes, danseurs et danseuses, artistes de stand-up et autres professionnel·les de la performance, dont le public. En réunissant des artistes à travers les générations et les géographies, Joie Collective – Apprendre à flamboyer nous montre que, malgré la morosité des temps que nous traversons, la joie collective est la promesse d’un horizon tourné vers la libération.

 

« COLLECTIVE JOY – LEARNING FLAMBOYANCE ! » est une exposition collective qui se déroulera du 21 février 2025 au 11 mai 2025 au Palais de Tokyo à Paris. 

 

Kpingni-Maureen est une artiste, auteure et commissaire d’exposition qui vit entre la périphérie de Paris et le centre-ville d’Abidjan. Elle puise dans son héritage ivoirien et dans celui des philosophes et artistes féministes noir·es d’Afrique et de sa diaspora pour donner naissance à des récits alternatifs et questionner la culture. Elle est la fondatrice du magazine Néo-kômian, une lettre d’information panafricaine multilingue sur les arts et la culture.

 

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