C& Print Issue #7

Après l’Orientalisme

Le Groupe de Casablanca a été précurseur d’un enseignement novateur et de stratégies d’exposition qui rejetaient le legs académique occidental de la peinture de chevalet, écrivent Fatima-Zahra Lakrissa et Salma Lahlou

Mohammed Melehi, Sans titre, 1963. Acrylic on canvas, 153 x 127 cm. Courtesy of the artist.

Mohammed Melehi, Sans titre, 1963. Acrylic on canvas, 153 x 127 cm. Courtesy of the artist.

By Salma Lahlou and Fatima-Zahra Lakrissa

In the series Curriculum of Connections, we bring together critical voices, ideas, and projects working towards educational, artistic, and research practices. In this space, we learn, unlearn, and co-investigate old and new territories of knowledge systems, collaborations, and imagination.

École municipale des beaux-arts de Casablanca

Créée en 1950 à l’initiative des agents du protectorat français (1912-1956), l’École municipale des beaux-arts de Casablanca constitue un instrument actif de la politique de colonisation. Les autorités coloniales y instaurent un système d’enseignement légitimé par les enjeux patrimoniaux de sauvegarde de l’artisanat. L’enseignement professionnel destiné aux Marocains est orienté vers les arts appliqués – menuiserie, dessin architectural – et d’autres disciplines directement liées aux savoir-faire utiles au développement des villes nouvelles. Du côté de la peinture, l’orientalisme tardif constitue le modèle académique en vigueur. La finalité de la nouvelle institution est de soumettre au regard des élèves une iconographie aussi séduisante que rassurante d’un pays en voie de civilisation et de la leur faire reproduire. En 1962, lorsque l’artiste Farid Belkahia (1934-2014) est nommé directeur, le Maroc a gagné son indépendance depuis six ans mais la vision coloniale persiste encore.

 

Groupe de Casablanca

Dés 1964 se forme autour de Farid Belkahia une équipe pédagogique constituée des artistes Mohammed Chabâa (1935-2013) et Mohammed Melehi (1936), de l’historienne de l’art et anthropologue Toni Maraini (1941) et de Bert Flint (1931), chercheur passionné en arts populaires et traditions rurales. Leur projet de réforme artistique et sociale est soutenu par un programme pédagogique pluridisciplinaire fondé sur la complémentarité entre enseignements théoriques et expérimentations formelles. Ce programme met en avant l’étude et la réappropriation du patrimoine artistique populaire et traditionnel, ainsi que la réhabilitation de la figure de l’artiste-artisan, conformément à la tradition artistique nationale et aux principes du Bauhaus. Cette réforme permet l’introduction de contenus pédagogiques jusque-là inexistants. En 1965, le programme s’enrichit du premier cours d’histoire de l’art et d’un atelier de peinture et de sculpture, respectivement dirigés par Toni Maraini et Mohammed Melehi, qui sera également responsable d’un laboratoire de recherches photographiques. En 1966, Mohammed Chabâa introduit un atelier d’arts graphiques. Parallèlement à leur engagement au sein de l’école, Belkahia, Chabâa et Melehi présentent, sous la plume de Toni Maraini, leurs travaux récents à l’occasion d’une exposition collective au théâtre Mohammed V de Rabat en 1966. Cette manifestation annonce la naissance du « Groupe de Casablanca ». Sous la direction de Farid Belkahia (1962-1974), le Groupe de Casablanca se fait connaître pour son enseignement novateur qui refuse l’héritage académique occidental de la peinture de chevalet au profit d’un vocabulaire artistique abstrait, selon une démarche qui n’appartient ni à la tradition formaliste, ni à aucun ordre préexistant. Au fondement de leur pédagogie réside la nécessité de réaliser une reformulation de la radicalité révolutionnaire des avant-gardes historiques en prenant compte des données culturelles et historiques du Maroc avec ses composantes berbères, arabo-africaines et méditerranéennes.

Anonyme de Zemmour, village Houddarane, Moyen Atlas, ca. 1940. Hanbel in natural wool and cotton, 175 x 111 cm. Courtesy of Collection Rabii Alouani Bibi.

Tradition

La politique de sauvegarde de l’artisanat menée par l’administration du protectorat français au Maroc (1912-1956) repose sur une patrimonialisation sélective – méthodes d’inventaire et de catégorisation des pratiques artistiques traditionnelles – menant à l’appauvrissement des valeurs d’usage de ces pratiques et à l’effacement du cadre social de la mémoire collective dont elles sont dépositaires. En opposition à la notion d’artisanat, arrimée aux concepts de l’autochtonie et l’indigénéité, le Groupe de Casablanca prône l’usage d’une terminologie moins ambigüe et plus concrète – arts populaires, ruraux et citadins – dont ils révèlent le dynamisme et la force plastique intériorisés pour affirmer leur rôle dans l’élaboration d’une modernité artistique qui n’achève pas ses liens avec le passé. Le terme arts populaires, ruraux et citadins désigne un large spectre de productions artistiques – vannerie, tapisseries, textiles et bijoux – issues d’un savoir-faire manuel en voie de disparition au milieu du XXe siècle. La revue Maghreb Art, publication placée sous la direction éditoriale du Groupe de Casablanca, de Toni Maraini et de Bert Flint, se consacre en trois numéros à en resituer les fondements historiques, esthétiques et sémantiques.

 

Éducation visuelle collective

La prise de conscience civique et l’émergence de la notion de libertés publiques au lendemain de l’indépendance du Maroc accompagnent l’artiste dans l’affirmation de sa fonction sociale et de sa présence dans la sphère publique. L’artiste devient producteur d’un projet social et culturel où l’art est appelé à devenir un lieu de savoir partagé. Ce projet est fondé sur une stratégie d’éducation visuelle collective qui appelle à la réappropriation du patrimoine collectif par la recherche de formes aptes à transmettre une sensibilité artistique locale et un contenu universel, la valorisation du fonctionnalisme de la tradition artistique nationale, ainsi que l’intégration de l’art à l’architecture et l’espace public. Ainsi, l’éducation visuelle collective vise l’émancipation du spectateur et sa contribution à la démocratisation de la culture.

 

Art et espace public

Les pratiques individuelles ou collectives d’intégration d’œuvres d’art à l’espace public visent l’interpellation directe du public en dehors de tout prérequis intellectuel. Ces nouvelles pratiques signent la présence de l’artiste dans la rue et témoignent de sa volonté de conquérir un territoire affranchi des normes muséales et des dictats du marché de l’art, encore très marqué par le goût bourgeois pour l’orientalisme tardif. L’espace public devient l’analogon d’une création moderne en rupture avec toutes les fermetures, qu’elles soient de nature traditionaliste, institutionnelle ou marchande. Il est revendiqué pour sa capacité à toucher le plus grand nombre, mais également parce qu’il se présente comme un territoire de liberté. Il se réfère à deux types d’entités spatiales : 1/ Un territoire physique – le mur de la rue – qui devient le lieu d’inscription de pratiques interventionnistes. L’acte le plus retentissant reste l’exposition manifeste de 1969 sur la place de Jamaâ El-Fna (Marrakech), suivie de la manifestation organisée sur la place du 16 novembre (Casablanca) ; 2/ Un territoire symbolique – l’espace éditorial – qui est celui de l’action et de la parole, où les artistes peuvent affirmer leurs positions théoriques, artistiques et politiques. De 1966 à 1971, le Groupe de Casablanca s’engage aux côtés d’Abdellatif Laâbi, Mustapha Nissaboury et Mohammed Khaïr-Eddine dans le renouvellement et le dialogue des pratiques littéraires et artistiques au sein de la revue culturelle de gauche Souffles.

 

Fatima-Zahra Lakrissa est Historienne de l’art et fait la Programmation culturelle dans le musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain de Rabat.

 

Salma Lahlou est Commissaire d’exposition indépendante et fondatrice de ThinkArt.

 

Cette interview a été publiée pour la première fois dans le dernier C& Print Issue # 7. Lisez le magazine complet ici.

 

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