Leurs œuvres se déploient, du spectaculaire et si populaire pavillon ghanéen jusqu’à celui du Zimbabwe et son modeste reflet des réalités économiques, en passant par la fascinante et complexe exposition sud-africaine. Elles offrent des perspectives artistiques de Côte d’Ivoire, du Mozambique, de Madagascar, d’Algérie et d’Égypte. Et pourtant, notre auteur C&, Liese van der Watt, médite sur les raisons qui poussent les artistes africains les plus incontournables présents à la Biennale de Venise cette année de traiter de la notion des réalités transnationales plutôt que des représentations nationales.
Commençons par le pavillon ghanéen conçu par l’architecte David Adjaye, dont le commissariat a été assuré par Nana Oforiatta Ayim, avec le concours de feu Okwui Enwezor. C’est indéniablement une réalisation époustouflante : remettant en cause l’idée du white cube neutre, Adjaye a créé une série d’espaces à la magnifique sinuosité, de la texture et de la couleur ocre du sol africain, évoquant les sols de terre battue des maisons gourounsi. Chacun de ces espaces enveloppent l’œuvre d’un artiste majeur qui s’identifie comme Ghanéen d’une manière ou d’une autre. El Anatsui ouvre le premier espace avec une immense pièce murale dorée, qui évoque la richesse historique de son pays et annonce par sa présence puissante l’entrée spectaculaire du Ghana à la Biennale de Venise. John Akomfrah présente une projection sur trois écrans caractéristique de sa griffe qui flirte un peu trop – même pour moi, une inconditionnelle d’Akomfrah – avec le cliché de troupeaux d’éléphants se détachant sur fond de coucher de soleil aux teintes orangées. Bien heureusement, elle s’accompagne d’une bande son inquiétante qui domine l’œuvre et la ramène à cette poésie dévastatrice qu’on lui connaît. On y trouve aussi une archive rarement exposée de portraits de studio de la photographe nigériane Felicia Abban d’élégantes femmes ghanéennes au moment de l’indépendance, anticipant un dialogue avec les puissantes figures qui peuplent les toiles de Lynette Yiadom-Boakye dans la salle adjacente.
On ne s’étonnera pas que, malgré ou peut-être justement à cause de cette beauté si populaire et l’inclusion de grands noms, l’exposition du Ghana n’ait pas été désignée comme meilleur pavillon. Cet honneur revient à la Lituanie. Sans doute les œuvres du pavillon ghanéen sont-elles trop déconnectées les unes des autres, comme si l’intention curatoriale avait été ailleurs, dans la proposition d’un pavillon résolument national. Partiellement financé par le gouvernement, il représente un moment de « construction-narrative », comme le déclare Ayim, annonçant non seulement la participation du Ghana à un univers culturel international, mais aussi son désir de s’éloigner du postcolonial, probablement en direction de ce que le président Nana Akufo-Addo a qualifié de « Ghana Beyond Aid » (Ghana au-delà de l’aide au développement) dans son manifeste présidentiel.
Un exemple de déconnection peu dissemblable – entre l’intention curatoriale et la pratique artistique cette fois – trouble le pavillon sud-africain. Il est intitulé « The Stronger We Become » (Plus forts nous devenons) par les curatrices Nkule Mabaso et Nomusa Makhubu, en référence au tube du chanteur britannique Labi Siffre de 1987 (Something Inside) So Strong, qui est devenu un hymne anti-apartheid sud-africain. Dans une réponse forte et éloquente à l’actualité socio-politique, elles évoquent la résilience comme résistance, une « volonté de résister [qui] n’a pas été érodée par la politique de réconciliation » dans la période suivant l’année 1994. Leur argument est développé de manière persuasive dans le petit catalogue distribué dans le pavillon et étayé par un essai de Gabi Ngcobo. Les deux essais – en particulier celui de Ngcobo qui fait écho à son statement curatorial de la Biennale de Berlin de l’année passée – propose une stratégie ou un cadre théorique qui s’inscrit contre les narrations historiques et les subjectivités toxiques. Évoquant l’héritage de Winnie Madikizela-Mandela, elles proclament une politique personnelle de réarticulation intime, en évolution constante, d’opacité même, et un refus de fournir ou d’accepter des réponses. Il apparaît clairement que les intentions curatoriales (des deux biennales) sont alignées, annonçant certainement un dialogue critique énergique qui accompagne la pratique créative en Afrique du Sud.
Mais la complexité des toiles ambiguës à base de bouses de vaches et d’huile de Mawande Ka Zenzile, l’intraductabilité bornée et intentionnelle du travail vidéo de Tracey Rose et, tout particulièrement la poésie et l’ancrage des installations à base d’argile humide et d’objets rituels de Dineo Seshee Bopape, dépassent de loin les textes. Malgré ses intentions de « traiter de politiques de l’affect », l’objectif curatorial – notamment tel que les textes muraux le communiquent – semble surdéterminé, comme s’il souhaitait diriger la lecture des œuvres faite par le public, donnant lieu à une étrange déconnexion entre les commissaires et les artistes. C’est chose difficile que d’énoncer un statement curatorial sans écrire de véritable statement : donner trop peu, c’est laisser les spectateurs perdus et indifférents, écrire trop, c’est laisser les spectateurs perplexes vis-à-vis du fossé entre le texte et les œuvres.
Pendant ce temps, le Zimbabwe reflète ses réalités économiques dans un pavillon modeste et pourtant sans cesse captivant, biennale après biennale. L’exposition conçue par le commissaire Raphael Chikukwa est une vitrine particulièrement dédiée aux tableaux de l’artiste basé à Londres, Kudzanai-Violet Hwami, et aux remarquables travaux textiles de Georgina Maxim. La Côte d’Ivoire est de retour dans une galerie commerciale du Castello, ainsi que le Mozambique et l’Égypte, tandis que Madagascar présente son premier pavillon dans un espace à l’Arsenale avec une élégante installation de Joël Andrianomearisoa. L’Algérie est également présente pour la première fois, malgré le retrait du financement du gouvernement quelques semaines avant l’événement. Les artistes Amina Zoubir, Rachida Azdaou, Hamza Bounoua, Mourad Krinah et Oussama Tabti ont toutefois maintenu leur présence avec leur exposition « Time to Shine Bright » (Il est temps de briller de mille feux) curatée par Hellal Zoubir et financée par des fonds privés.
Telle est la somme des pavillons africains. Le Nigéria et l’Angola n’ont pas réussi à revenir. Leur absence est sans nul doute à attribuer aux pressions économiques et au manque de priorité accordé aux arts dans les budgets nationaux, mais elle reflète aussi la réalité d’un continent où les arts sont de plus en plus (et dans certains cas, heureusement ?) entre les mains de mécénats privés, d’institutions philanthropiques ou diplomatiques – à l’instar du MACAAL, de la Fondation Sindika Dokolo, de la Norval Foundation, du Zeits MOCAA, de la Montresso Art Foundation, de Raw Material Company, pour n’en citer que quelques-unes. Mais plus notable encore, le manque de pavillons africains nourrit une critique bien plus large régulièrement adressée à l’encontre de la Biennale même : quelle est l’acuité, la pertinence, dans quelle mesure la notion de pavillons nationaux est-elle féconde dans un monde où tant de personnes vivent « transnationalement », certaines par choix, mais certainement pas en majorité ?
Il est par conséquent peu étonnant que certaines parmi les œuvres les plus remarquables de l’exposition centrale conçue par le commissaire de la Biennale Ralph Rugoff – au-delà de celles qui offrent le divertissement mis en spectacle de racloirs géants, menaçants, ou d’incarnations de l’intelligence artificielle – aborde précisément cette notion de trans-situation, de délocalisation, de « sois » divisés, devenus entiers ou non à travers divers départs, voyages et retours au foyer : les portraits de Njideka Akunyili Crosby, les toiles immenses de Michael Armitage, et la forte présence visuelle des autoportraits immenses et plus que familiers de Zanele Muholiqui parlent d’un monde au-delà du national, où l’identité importe différemment, de manières que nous ne commençons que maintenant à identifier.
Basé à Londres, Liese Van der Watt est un écrivain sud-africain et rédacteur en chef adjoint de C&.
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